Chroniques

par bertrand bolognesi

Médée
tragédie lyrique de Marc-Antoine Charpentier

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 10 avril 2024
David McVicar reprend sa "Médée" de Charpentier au Palais Garnier
© elisa haberer | opéra national de paris

Montée en janvier 2013 à l’English National Opera de Londres, cette production de Medée, tragédie lyrique en un prologue et cinq actes créée en 1693 à l’Académie royale de Musique gagne ce soir l’Opéra national de Paris, pour douze représentations s’étalant jusqu’au 11 mai. Le spectacle de David McVicar, fort soigné quant à sa réalisation, transpose l’argument dans un palais baroque occupé par une soldatesque en temps de guerre, voire de guerre civile. Les hautes double-portes vitrées organisent une circulation entre un vaste salon, pris de trois-quarts, une antichambre et un couloir des pas perdus, selon le décor de Bunny Christie, également auteure d’une vêture datant l’affaire entre les deux guerres mondiales du siècle passé. Paule Constable ménage à cet espace une lumière fort savante qui tour à tour invente une profondeur supplémentaire et cisèle les silhouettes et leurs ombres. Reprise par Gemma Payne, la chorégraphie de Lynne Page porte sur la scène de la revue et du music-hall art déco les finale des deux premiers actes, avec plus ou moins de bonheur. Dès le suivant, à la tragédie de reprendre ses droits et de mieux révéler l’à-propos théâtral du metteur en scène écossais, décidément plus à son affaire désormais [lire nos chroniques d’Agrippina, L’Incoronazione di Poppea, Giulio Cesare in Egitto, Das Rheingold, Salome, Die Walküre, Faust, Orlando, La clemenza di Tito, Die Meistersinger von Nürnberg, The rape of Lucretia, Semele, Les Troyens à Londres, Adriana Lecouvreur, Roberto Devereux, Gloriana et Le nozze di Figaro]. Ainsi parvient-il peu à peu à nous sensibiliser au destin adverse de la princesse de Colchide, à son désarroi, puis à sa rage destructrice, semant le malheur à Corinthe. À Thomas Corneille, petit frère du Grand Corneille, soit Pierre, l’on doit la mise en livret de la tragédie baroque en cinq actes Médée, représentée au Théâtre du Marais en 1635. Aussi, tout au long de la soirée, goûte-t-on une langue riche et choisie qui, à elle seule, fait un de ses bonheurs.

L’autre est amené par une partie de la distribution, toutefois trop inégale pour satisfaire pleinement. Parmi une distribution proprement pléthorique, on apprécie les jeunes voix des ténors Bastien Rimondi (Premier Corinthien, Argien et Jalousie) et Clément Debieuvre (Deuxième Corinthien, Argien, Captif et Démon) dont la saine clarté magnifie leurs interventions [lire notre chronique de La chute de la maison Usher pour le premier, et de La forêt bleue quant au second]. Le soprano Mariasole Mainini, dotée d’un organe flatteur, convainc haut la main en Italienne et Seconde Captive. On retrouve avec joie l’excellente Julie Roset en Première Captive et, surtout, en Amour vocalement et scéniquement glorieux [lire nos chroniques de Combattimento, L’Orfeo, Acis and Galatea, Titon et l’Aurore et L’incoronazione di Poppea]. La Cléone au timbre généreux d’Élodie Fonnard n’est pas en reste [lire nos chroniques de Cadmus et Hermione ainsi que de Daphnis et Églé] quand Emmanuelle De Negri campe une Nérine lyrique en diable, d’une présence évidente [lire nos chroniques de Teseo, Pyrrhus, Atys, Hippolyte et Aricie à Glyndebourne, Platée, Les fêtes vénitiennes, Serse et Rinaldo]. Si, malheureusement, le mezzo-soprano Lea Desandre déçoit grandement dans le rôle-titre, avec un format trop confidentiel, une ligne vocale malmené, des moments parlando qui ne donnent pas le change et, principalement, une diction impossible, il en va tout autrement du soprano Ana Vieira Leite, Créuse lumineuse, puissante et d’une intelligibilité suprême [lire notre chronique de La morte d’Abel]. Applaudissons encore l’Arcas efficace du baryton-basse Lisandro Abadie [lire notre chronique de Cachafaz], à défaut de reconnaître en Laurent Naouri un Créon possible ailleurs qu’au vaudeville…

Les deux voix masculines de ce plateau sont celles prêtées aux rivaux. L’autorité naturelle, la fermeté et le charisme de celle de Gordon Bintner, baryton-basse canadien dont, décidément, l’on ne saurait se lasser, magnifie la partie d’Oronte [lire nos chroniques des Troyens à Francfort, Capriccio, De la maison des morts, Der ferne Klang, Œdipe et A quiet place]. Quant à l’infidèle Jason, le rôle échoit au ténor clair et impératif de Reinoud Van Mechelen, parfaitement à son aise dans le répertoire baroque français [lire nos chroniques de La Catena d’Adone, Castor et Pollux, Passio Domini nostri J.C. secundum Evangelistam Matthaeum, Naïs, Hippolyte et Aricie à Berlin, Zoroastre et Les Boréades]. Les années passant, les lectures de William Christie ont perdu ce lustre qui longtemps les caractérisa. Si la tonicité demeure, le relief des timbres s’en est allé.

BB