Chroniques

par françois cavaillès

L'Italiana in Algeri | L'Italienne à Alger
dramma giocoso de Giachino Rossini

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 17 mai 2016
à Toulouse, Laura Scozzi signe une sotte production de l'Italienne à Alger
© patrice nin

« L'étonnante chose qu'un voyage ! Son pouvoir est irrésistible, apaisant et salutaire. Il arrache brusquement l'homme à son milieu, que celui-ci soit aimable ou hostile, à une réalité toujours renouvelée, à une multiplicité d'objets toujours distrayante, et enferme sa pensée et ses sentiments dans le monde étroit d'une calèche de voyage, dirige son attention d'abord sur lui-même, puis sur ses souvenirs, puis enfin sur ses rêves et ses espoirs... sur l'avenir ; et tout cela se fait dans le calme, la sérénité, sans agitation, sans hâte. »

Ces mots de l'écrivain russe Sergueï Aksakov (1791-1859), extraits de son roman L'enfance de Bagrov (1857 ; version française chez L'Âge d'Homme, 2005) peuvent venir à l'esprit au premier coup d'œil sur la belle affiche annonçant la nouvelle production de L'Italienne à Alger au Théâtre du Capitole de Toulouse. Seul et comme merveilleux, un paquebot doré à la proue brunissante plisse légèrement l'océan serein aux tons bleu marine, suaves reflets des cieux immenses et si calmes... Toutes couleurs qui absorbent le regard en douceur.

En toute liberté artistique, voilà une publicité joliment mensongère, tant l'opéra écrit à toute vitesse par Rossini à l'âge de vingt-et-un ans s'avère une croisière très animée, mais aussi gracieuse, pleine d'humour et de naturel, une turquerie proche de l'opéra bouffe et de la farce chantante, gourmande, généreuse. Le monde tourne à l'envers, en deux actes d'une symétrie géniale.

Derrière l'affiche, la mise en scène de Laura Scozzi, dont nous avions vu Les Indes galantes ici-même [lire notre chronique du 4 mai 2012], réserve un spectacle fort décevant qui laisse une profonde impression générale de gâchis, sans voyage et bien loin du charme italien. Au lever du rideau est montré un couple raté, échangeant des crachats, dans une vidéo projetée sur tout le mur de fond, puis se ruant sur scène dans un combat féroce. Sous des habits chics, modernes – costumes tout d'inventivité et de clins d'œil par Tal Shacham –, dans un décor de soap opera – garçonnière, cuisine équipée, salon bourgeois créés avec goût et astuce par Natacha Le Guen de Kerneizon – évolueront tous les personnages : chanteurs, mais aussi danseuses nues (avec un strip-tease intégral), et ces deux malheureux violents filant la vilaine caricature. Au centre de cette Italie à la débauche adolescente, apparemment le pays des femmes-objets, le rôle du bey d'Alger illustre une sorte de Berlusconi, plus ou moins vulgaire. La musique paraît moquée, par exemple quand sa cadence est reprise sur un grand lit par des esclaves sexuelles qui miment leur travail.

Dans ces conditions, il est sincèrement difficile d'apprécier les interprètes et les techniciens pour leurs qualités à l'opéra. Dirigé par Antonino Fogliani l'Orchestre national du Capitole se ferait presque discret, en retrait des quelques arie réussies. Conçu par Rossini comme un formidable organe de propulsion, l’élément comique semble parfois saccadé, et ce dès l'Ouverture, ou même éteint. Quelle fosse monotone, par exemple, pour décrire l'incroyable assemblée des « pappatacci » (Acte II), où ne souffle plus aucun esprit ludique, dans la triste ambiance d'un club malsain...

Outre les corps servis pour se rincer l'œil, quelques chanteurs surnagent dans ce naufrage scénique, en dépit de leur direction désordonnée dans l'espace, sans grande notion du temps et à la gestuelle dégradante. En spécialiste de Rossini, le mezzo Marianna Pizzolato (Isabella) impressionne par la beauté du timbre et l'assurance de l'émission. Maxim Mironov (Lindoro) est une superbe surprise lyrique, dès la cavatine initiale montrant l'excellence du ténor, maintes fois salué dans nos colonnes [lire nos chroniques du 28 février 2010, du 5 décembre et du 31 octobre 2007, ainsi que nos critiques des DVD L’Italiana in Algeri, Pierre le Grand et Maometto Secondo], puis dans des récitatifs clairs, animés et assez virtuoses, notamment avec le solide Mustafà du baryton-basse Pietro Spagnoli [lire notre chronique du 16 février 2016]. Enfin, au rôle de Taddeo, le baryton Joan Martín-Royo apporte un ton personnel, original et agréable, ainsi que son talent de comédien. Hélas, suivant le regrettable dénouement du spectacle entre tristounette décadence et comique poussif, les prouesses orchestrales et vocales sont entraînées dans la rengaine et le cabotinage. Et comme le Chœur du Capitole brille surtout par son dynamisme, plutôt dans les scènes de louanges, il est tentant d’ici célébrer l'interprète méritant comme le vainqueur d'une épreuve d'endurance...

Mais gardons foi et amour en l'opéra, tant que les bateaux glissent sur les flots.

FC