Chroniques

par françois cavaillès

La bohème
opéra de Giacomo Puccini

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 1er décembre 2017
La bohème, mis en scène par Claus Guth à l'Opéra national de Paris (2017)
© bernd uhlig | opéra national de paris

Condensé de diverses vies d'artistes, différentes et bien distinctes, établi à la fin du XIXe siècle par Puccini et les librettistes Giacosa et Illica sur la base de Scènes de la vie de bohème, roman en partie autobiographique que Murger écrivit à Montmartre (1851), La bohème est le moment passé entre amoureux de l'art en général ou de l'opéra en particulier, sans grandes attentes ni graves responsabilités – immense succès international qui renferme de bons souvenirs.

Au contraire, vu dans un futur lointain (que la scène de Bastille soit visuellement atteinte de crampes de Star Trek, pourquoi pas ?), et surtout en considérant ce drame plein de vie et d'espoirs comme une œuvre de crise absolue, au misérable lyrisme abandonné par une humanité paumée dans le néant sidéral, la nouvelle production concoctée à l'Opéra national de Paris inflige aux amis de Puccini une surprenante série de prises de Spock (personnage de la dite série de science-fiction, capable de grande rudesse digitale). Dans cette conception toute autre de La bohème, injectée de manière funèbre mais raisonnée par la dramaturge Yvonne Gebauer et administrée à défaut de remontant par le metteur en scène Claus Guth [lire nos chroniques de ses Lohengrin, Salome, Rigoletto, Die Frau ohne Schatten, Ariane et Barbe-Bleue, Parsifal], les individus dérivent sans promiscuité à bord d'une vaste navette spatiale, gage de sérieux et de moderne présenté en panoramique sur la grande scène, avec un large hublot donnant sur le cosmos. Beau décor signé Etienne Pluss, hélas lieu de chantage affectif, tant le premier acte se conclut dans le malaise, la déception et un sentiment de trahison pour le public qui, en ce soir de première, contient jusqu'à l’Acte III, huées, railleries et cris de refus.

Triste farce, il faut supporter un étrange tissu d'incohérences entre le sens du livret et l'action jouée. Parfois le geste prévu est un peu conservé, mimé. Mais le constat des manquements, des absences, des revers subis par l'intrigue, dans ses détails et dans l'ensemble, vaut, comme principale émotion de la soirée, un adieu à l'opéra pour quiconque aime simplement l'entente, ou du moins le jeu sincère, entre la fosse et la scène. Le spectacle est ici évacué et ce qui le remplace ne semble avoir aucune logique en soi.

Avec plaisir, pourtant, résonnent les voix aussi puissantes que justes, à commencer par celle du baryton Artur Ruciński (Marcello) [lire nos chroniques du 23 octobre 2016, du 4 janvier 2014 et du 2 mars 2013]. Et reste, heureusement, le très louable effort de Sonya Yoncheva, soprano gracieux, sublime ou brûlant dans les airs, pour recréer un personnage appelé Mimi [lire nos chroniques d’Otello, La traviata, Iris et Don Carlos]. D'un timbre et d'un souffle superbes, sa voix est le précieux fil conducteur des fidèles, bouleversés de ressentir parfois la vérité du drame inoubliable quand il est donné avec intégrité et modestie. La merveilleuse conversation lyrique inventée par Puccini est bien servie avec vigueur par l'Orchestre de l'Opéra national de Paris dirigé par Gustavo Dudamel – pour son baptême de feu parisien, un régal tout du long !

Avant la fin ridicule de cette éprouvante mission interplanétaire, retenons aussi la force tranchante du Chœur maison, parfois relégué en coulisses de manière étonnante (le plateau est sujet à de mystérieuses éclipses), la douce flamme du ténor Atalla Ayan (Rodolfo), applaudi dans le même rôle à Stuttgart [lire notre chronique du 1er février 2016], la clarté profonde du soprano Aida Garifullina, Musetta enjôleuse (en dépit du tour vulgaire de sa valse) très remarquée au printemps dernier [lire notre chronique de Снегурочка], et la rectitude lyrique de la basse Roberto Tagliavini, Colline dont l'air du manteau est fort réussi (à condition de fermer les yeux sur le mime idiot juste à côté) [lire nos chroniques du 10 juin et du 16 mars 2017, du 31 janvier 2016, du 17 novembre 2015]. Finalement, après les derniers pleurs de commande, petite question aux maîtres d’œuvre de la soirée : par quel tour de passe-passe est partie la substance de La bohème ?

FC