Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Walküre | La walkyrie
opéra de Richard Wagner

Théâtre royal de La Monnaie, Bruxelles
- 31 janvier 2024
À La Monnaie (Bruxelles), Romeo Castellucci signe DIE WALKÜRE (Wagner)...
© monika rittershaus

Le chien, les colombes et les chevaux : sous ce bestiaire en trois volet Romeo Castellucci décline les actes de la Walküre, second épisode et première journée de son Ring bruxellois. Le cheval est le fidèle de chacune des walkyries, bien sûr, Brünnhilde et ses sœurs. Noir comme de son maître la terrifiante voix, le chien est attaché à Hunding. Quant aux colombes juchées sur des oiseleurs dépourvus de visage, plutôt que messagères de paix, elles rappellent que Dieu n’est pas un saint, comme en 1936 l’écrivit au pinceau Magritte – né à une heure d’ici par l’ouest, ou encore à une heure au sud de Gand –, convoquant une dizaine d’années plus tard le même volatile sur l’épaule nue de sa Magie noire. Après un Rheingold passionnant porté par un symboliste infléchissant une esthétique fort travaillée, l’artiste italien signe un spectacle sombre, autant que les enjeux qui brisent progressivement Wotan, dès lors montré comme parfaitement conscient de sa responsabilité dans la chute imminente de sa caste. Discrètement des éléments perdurent du prologue à ce chapitre premier, telle la tête de bouddha dont le maître-cyclope – celui qui ne voit qu’un côté du monde et des choses, qui ne les comprend qu’après coup – tente de raviver l’éclat par quelque soin, par exemple, mais dans l’ensemble les plus intrigants de ces ingrédients n’apparaîtront pas, peut-être mis en réserve pour la suite que l’on pourra découvrir durant la saison 2024/25 de La Monnaie. Deux images saisissent : d’abord Siegmund qu’une pluie torrentielle précipite contre la bâche du cadre de scène, avant même que s’active la fosse ; puis c’est l’entrée de Fricka en une sorte de vaste cafetan blanc qui l’enserre jusqu’à inclure sa chevelure. La sobriété de conception, hormis de rares effets de drapeaux ou un fatras de meubles, s’accorde avec une mise en scène concentrée sur la direction d’acteurs, ce qui semble convenir au plus opératique des quatre moments de la tétralogie wagnérienne. Cependant, l’abus de ténèbres qui vient quasiment laquer la profondeur du plateau finit par retourner le résultat, fatiguant tant et si bien le regard qu’il se désinvestit progressivement.

Les musiciens de l’Orchestre Symphonique de La Monnaie sont à louer pour leur défense de chaque instant, dont un violoncelle solo mémorable. Alors qu’il avait pleinement convaincu par sa lecture de Rheingold [lire notre chronique du 26 octobre 2023], Alain Altinoglu, directeur musical de l’institution belge depuis huit ans et récemment prolongé dans sa fonction jusqu’en 2031, livre une approche un rien fragmentaire de Die Walküre. Si certains passages révèlent une fort appréciable sensibilité ainsi qu’une maîtrise de l’équilibre intra-orchestral, d’autres subissent divers heurts qui ne favorisent pas toujours la perception des solistes vocaux. Encore faut-il préciser que l’équipe de chanteuses et de chanteurs souffre d’un tel manque d’unité, notamment quant à l’impact et au format, que la difficulté dans laquelle se sera peut-être trouvé le chef français est aisément concevable.

Si les walkyries ne déméritent pas – Christel Loetzsch (Roßweise) [lire nos chroniques de Macbeth Underworld et du Soleil des eaux], Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Siegrune) [lire nos chroniques de Médée et de The rape of Lucretia], Iris Van Wijnen (Grimberge), Katie Lowe (Helmwige), Lotte Vestaen (Ortlinde), Tineke Van Ingelgem (Ortlinde) [lire nos chroniques de Peter Grimes, Il trittico, Der Rosenkavalier et Parsifal], Karen Vermeiren (Gerhilde) et Polly Leech (Waltraute) [lire notre chronique d’A midsummer night's dream] –, les rôles principaux ne font pas l’unanimité. À commencer par le Siegmund éteint de Peter Wedd qui, pour bénéficier de la couleur idéale, n’en est pas moins dépourvu de la puissance requise. Très souvent couvert par ses partenaires comme par la fosse, le rôle marque par un effacement incongru. Nadja Stefanoff compose une Sieglinde nettement plus audible mais dont les registres se signalent les uns les autres par des frontières assez nettes dans le legato, ce qui nuit à l’onctuosité des moments amoureux [lire nos chroniques d’Armide et de L’Angelica]. A contrario, la basse croate Ante Jerkunica offre un Hunding imposant, à l’instar de celui qu’il donnait à Francfort [lire notre chronique du 27 janvier 2013], dont le muscle vocal ne se perd cependant pas dans quelque complaisance : la santé du timbre détermine le personnage, direct et rude comme rarement [lire nos chroniques d’I Capuleti e Montecchi, Königskinder, Tristan und Isolde, La légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Févronie, Das Liebesverbot, Les Huguenots, Die Zauberflöte, Boris Godounov, La bohème, La favorite, Œdipe et Le conte du tsar Saltan].

Le couple Fricka-Wotan n’était pas à la peine lors du prologue de ce Ring, aussi confirme-t-il ses qualités ce soir. Marie-Nicole Lemieux déclare un velours séduisant qui déroute l’auditoire par le contraste qu’il opère avec sa cruauté affichée pendant l’acte médian. La plénitude se déploie avec avantage. L’excellent Gábor Bretz mène magistralement une incarnation d’une humanité criante, osant développer dans le jeu la fragilité de Wotan et son grand désarroi face à ses propres contradictions. Loin de donner de la voix, le baryton-basse hongrois conduit un chant tout en nuance [lire nos chroniques de Tannhäuser, Gurrelieder, Elektra à Budapest, Faust, Don Quichotte, Messa da Requiem, Fidelio à Vienne puis à Paris, et de Salome au Salzburger Festspiele puis au Festival d’Aix-en-Provence]. Enfin, le soprano suédois Ingela Brimberg est assurément la plus wagnérienne des voix ici réunies [lire nos chroniques du Vaisseau fantôme ou Le maudit des mers, de Lohengrin, Elektra à Genève et Turandot]. Sa Brünnhilde brille par la fraîcheur et des fulgurances jubilatoires, une homogénéité de l’émission sur une tessiture qu’on devine fort longue, une réserve de moyen qui rend évidente sa prestation.

À mi-chemin de l’aventure, nul ne saurait déjà se prétendre déçu… et pourtant ! Sans doute le sens de la proposition de Romeo Castellucci gagnera-t-il sa dimension véritable avec les prochains chapitres, dans quelques mois.

BB