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Jules Massenet | Hérodiade (version de concert)
Ekaterina Semenchuk, Jean-François Borras, Nicole Car, Étienne Dupuis, etc.
Trois entités productrices conjuguent leurs efforts pour faire entendre le péplum de Jules Massenet : le Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française, Venise), l’Opéra national de Lyon, où ce concert fut donné il y a quelques jours, enfin le Théâtre des Champs-Élysées où nous nous trouvons ce soir. À partir d’Hérodias, l’un des Trois contes que Flaubert fit paraître chez Charpentier au printemps 1877 – les deux autres sont Un cœur simple et La légende de Saint Julien l’Hospitalier (ce dernier ferait, en 1888, le sujet de la légende dramatique en trois actes et sept tableaux de Camille Erlanger, Saint Julien l'Hospitalier, sur un livret de Marcel Luguet, donnée au concert en 1894 au Conservatoire puis créée en la salle Favart, trois ans plus tard) –, Henri Grémont, connu sous son nom véritable de Georges Hartmann (éditeur exclusif des œuvres du compositeur français) et Paul Milliet, auteur d’une vingtaine de livrets d’opéra (pour Alfred Bruneau, Albert Dupuis, Édouard Lalo, Georges Marty, Spýros Samáras, Charles Silver, etc.), conçoivent le texte du treizième ouvrage lyrique de Jules Massenet, Hérodiade.
Initialement prévu pour une création simultanée à l’Opéra de Paris et à la Scala (Milan), l’œuvre en quatre actes et sept tableaux, entièrement achevée à la fin de l’été 1880, est finalement refusée par Auguste Vaucorbeil, le patron de l’Opéra, si bien que sa première mondiale est assurée par La Monnaie (Bruxelles), le 19 décembre 1881, sa version italienne voyant le jour à Milan le 23 février 1882 (Erodiade, livret d’Angelo Zanardini, qui avait le premier eut l’idée de cette commande). Il fallut attendre le 24 décembre 1921 pour qu’elle gagnât la première scène française, alors sous la direction de Jacques Rouché.
Qu’en est-il un siècle plus tard ?
Hérodiade offre cette sensualité qui caractérise souvent la musique de Massenet – l’exquise désuétude de la sonorité du premier violon pour l’air de Salomé en est un bel exemple, un autre étant fourni par le trait enchanteur du saxophone pendant la déclaration amoureuse du tétrarque –, associée à un ton héroïque, voire pompier, qui semble emprunter au passé, quand il ne paraît pas provenir de quelque bande originale de la Paramount ou de la Twentieth Century Fox selon un prisme tant anachronique que délicieux. À la tête de son orchestre de l’Opéra national de Lyon, Daniele Rustioni [photo] en signe une lecture qui en révèle hardiment tout le relief, assumant sans ciller une manière qui pourrait faire sourire quiconque serait venu là dans l’attente d’un art plus subtil. La partition ne manque pas de charme, si d’emblée l’on en accepte la grandiloquence. Mettant à son service la tendresse mélancolique des violoncelles ainsi que la suavité des cordes en général, le chef italien magnifie Hérodiade par la ciselure des parties de bois, délicatement françaises, oserons-nous dire, et les cuivres altiers, tout juste sortis des représentations de Tannhäuser qui, sans conteste, entretinrent le bonne forme. Dès les premiers moments de l’Acte I, on retrouve la saine efficacité du Chœur lyonnais, préparé par Benedict Kearns. Puis c’est un festival vocal qu’offre la soirée.
En Phanuel, Nicolas Courjal avance une basse qui jamais ne pâlit, d’une cordiale expressivité [lire nos chroniques de La damnation de Faust au Festival Berlioz et à Strasbourg, de Mârouf, Herculanum, Guillaume Tell, Les Troyens, Robert le diable et La vestale]. D’une onctuosité confondante, Nicole Car mène vers l’airain son incarnation de Salomé, avec un lyrisme absolu. D’une douceur inouïe lorsqu’il prononce le nom de celle qu’il aime, l’Hérode d’Étienne Dupuis possède clarté, fiabilité et vaillance. Le baryton québécois livre une prestation des grands soirs, avantagée par ce cuivre tout personnel dont brille irrésistiblement son timbre [lire nos chroniques de Thérèse, Les pêcheurs de perles, Manon, La reine de Chypre et La bohème]. Dans le rôle-titre, nous retrouvons le mezzo-soprano biélorusse Ekaterina Semenchuk, fort applaudie à Munich l’été dernier [lire nos chroniques de Macbet et des Troyens]. D’un impact plus lourd que celui de ses consœurs et confrères, la voix parait de prime abord presque instable, impression renforcée par une diction de bonne tenue qui, en comparaison des chanteurs francophones, laisse entendre un effort ; il n’en est rien, l’intonation demeure exacte. La générosité du phrasé et l’opulence de la couleur composent idéalement une Hérodiade sombre comme l’enfer des sentiments contradictoires qui l’habitent. Au fil des actes, elle développe une plénitude indicible dont l’inflexion tient de la volupté [lire nos chroniques du Requiem Op.89, d’Il trovatore et Sadko]. L’entrée du prophète tient de l’illumination – si l’on nous autorise ce mot un rien forain qui ne saurait faire rougir le kitch de l’ouvrage. D’une émission simple, d’un phrasé plus qu’évident, Jean-François Borras prête son ténor ô combien malléable et naturellement séduisant (point séducteur, donc) à la partie de Jean. La ferveur frémissante de son chant emporte l’auditeur, bientôt conquis par un style de mélodiste accompli auquel ne manque point la puissance [lire nos chroniques de Rigoletto, Macbet, Eugène Onéguine et Werther]. À quatre artistes du Lyon Opéra Studio sont confiés les rôles plus brefs, à l’exception de celui de Vitellius, un peu plus étoffé, dont se charge le jeune Paweł Trojak, baryton méphitique idéalement distribué. Les autres sont Giulia Scopelliti, soprano offrant une Babylonienne impeccable, l’excellent baryton-basse Pete Thanapat, Grand Prêtre qui fait aisément autorité, enfin Robert Lewis, ténor somptueusement doté, en transparence comme en éclat, qui bouleverse par un Cheema Israël de toute beauté (Voix du Temple) – nous avions remarqué ces deux chanteurs dans le Tannhäuser lyonnais [lire notre chronique du 24 octobre 2022].
Soulevé en juillet dernier, un mystère s’est éclairé aujourd’hui, en ce qui concerne le Chœur de l’Opéra national de Lyon. Lors d’une représentation de Moïse et Pharaon (Rossini) au Festival d’Aix-en-Provence, nous relevions le peu d’intelligibilité avec lequel les choristes servaient l’ouvrage [lire notre chronique du 14 juillet 2022]. Dans Hérodiade, Massenet n’a réuni voix féminines et masculines que dans le premier numéro et à la fin, les interventions séparant les genres, la plupart du temps. Il n’en suffit pas plus pour cerner la source du problème : les hommes de cette formation sont dotés d’une diction parfaite, alors que celle des femmes est incompréhensible ; en revanche, les femmes chantent juste, elles. Ainsi se trouve donc désignée la nécessité de deux ateliers. Il n’empêche : un peu plus de quatre ans après la version scénique vue à Marseille [lire notre chronique du 25 mars 2018], la soirée fut bonne !
BB