Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Julien Blanc
Bartók, Beethoven, Filidei et Ohana

Arsenal, Metz
- 13 octobre 2020
Le pianiste Julien Blanc joue Bartók, Beethoven, Filidei et Ohana à Metz
© bertrand bolognesi, juillet 2016

Outre de programmer des concerts à grands effectifs et des spectacles mis en scène ou chorégraphiés dans sa Grande Salle à l’acoustique ô combien appréciée des musiciens et des mélomanes, comme en témoigne nombre de nos pages [lire nos chroniques du 6 mars 2004, du 19 février 2005, du 7 février 2010, du 13 décembre 2012, des 19 et 20 septembre puis le 9 novembre 2014, du 25 janvier 2015, des 4 mai et 1er octobre 2016, des 26 janvier, 16 mars et 22 décembre 2017, des 26 septembre, 30 novembre et 8 décembre 2018, enfin des 26 avril et 12 juin 2019], l’Arsenal dispose de l’Esplanade, un espace plus intime, idéal pour l’expression chambriste ou le rendez-vous soliste [lire nos chroniques du 5 avril 2013, du 7 novembre 2014, du 27 avril 2016 et du 28 février 2017]. C’est là qu’il accueille le récital de Julien Blanc, artiste que le Concours International de Piano d’Orléans – orienté, comme l’on sait, vers la musique de notre temps – a distingué à deux reprises.

Après l’avoir récemment applaudi dans deux opus de Luciano Berio [lire notre chronique du 12 novembre 2019], nous retrouvons le jeune pianiste français en solo. Il ouvre son menu avec la Sonate Sz.80 de Béla Bartók (1926) dont l’Allegro moderato initial arbore la percussivité requise, mais dans un son plein où les motifs en répons gagnent un relief inouï, jusqu’à donner naissance à une mélodie de percussion, pour ainsi dire, savamment carillonnée. Après le Sostenuto médian, subtilement nuancé et coloré, l’énigme cède place à la danse et au chant pour le Rondo final (Allegro molto) dont l’interprète met en valeur l’inspiration ethnique dans une articulation avantageusement contrastée. Sans le souligner jamais, il rend compte à chaque instant du foisonnement bartókien, si génial, jusqu’en ses exultations communicatives, par son approche à la fois robuste et claire.

On ne joue guère aujourd’hui l’œuvre de Mauricio Ohana – c’est dommage. Voilà ce que rappelle l’exécution de Trois Caprices (1943-1954), bref hommage aux fameuses gravures de Goya (Los caprichos, édités en 1799). Dans une tentation monodique magnifiée par un phrasé souple, Julien Blanc déploie Enterrar y callar (Mettre en terre et se taire) dont le climat sombre, hérité de la description picturale des désastres de la Guerre Péninsulaire (1808-1814), renvoie sans doute à l’actualité puisque cette première pièce du triptyque est conçue en 1944. D’abord douloureuse, elle enfle peu à peu une plainte nettement rageuse conclue par un éclat puissant. Hommage à Luis Milan vint s’ajouter aux deux autres volets en 1954. Avec lui, Ohana se tournait vers le grand vihuelista du XVIe siècle, avouant par des scintillements particuliers son admiration. Avec ses entrelacs résonnants, au fil d’un quasi-choral de clusters, ce caprice serein paraît le plus audacieux du recueil. Sévèrement amorcé, Paso (1948) impressionne par un côté hautain, crispé dans une sorte de vigueur revendiquée, soudain enrichi par un développement plus souple, articulant des échos incessants puis déclinant un précipité campanaire.

Muscle et délicatesse – non, rien d’oxymorique à cela lorsqu’il s’agit de piano ! C’est ainsi que se présente le questionnement péremptoire de l’ultime sonate de Beethoven, l’opus 111, sous les doigts de Julien Blanc. Au panache liminaire succède presque aussitôt une grave douceur (Maestoso). Au mouvement d’alors commencer (Allegro con brio ed appassionato) avec ses dentelles sauvages et ses clameurs éteintes, dans une interprétation leste et féline, idéale à la fugue, quoiqu’un rien heurtée. Après les deux phrases de l’Arietta enchaînées au premier épisode sans autre cérémonie, habitées d’une salutaire simplicité, la première variation s’élève dans une dignité discrète. On goûte la saccade joueuse et confiante de la deuxième, quand la suivante invite une folie douce, fascinante divagation rythmique qui semble devoir survivre à toutes les accentuations, quelles qu’elles soient. Bien plus fantaisiste, la quatrième variation s’avère ici de toute beauté. À partir d’elle, le pianiste laisse parler Beethoven orchestrateur, avec l’intense et souveraine cinquième, éclairant d’un jour lisztien les trilles de la dernière qu’il achève sobrement.

« Une pièce qui demande de tendre l’oreille », dit-il en préambule à la Toccata de Francesco Filidei (1995), créée il y a vingt ans par Oscar Pizzo, à Bruxelles. Sans jamais enfoncer le clavier ni faire parler aucune corde (nulle intervention sur le cordier), le compositeur recourt à un rythme qui organise bientôt les sons bruitistes en souffle via la pédalisation, obtenant une respiration presque humaine, au seuil de la voix. De même certains frottements finissent-ils par siffler. Sans aller jusqu’à parler d’une voix effective, il est certain que cette page fort brève donne à percevoir la bouche du piano.

Au chaleureux enthousiasme du public messin réponse est faite par un choralde Johann Sebastian Bach, Ich ruf zu Dir, Herr Jesu Christ, dans l’arrangement de Ferruccio Busoni, pris par Julien Blanc dans un tempo alerte et sans affectation qui n’est pas sans rappeler ce qu’en put faire autrefois Brendel (entre autres). Loin de rassasier l’auditoire, ce bis en amène un second, l’Étude en sol mineur Op.25 n°6 de Fryderyk Chopin, prestement jouée dans une clarté confondante peu à peu investie d’une demi-teinte presque debussyste.

BB