Chroniques

par bertrand bolognesi

Joseph Haydn | Die Schöpfung, oratorio Hob. XXI:2
Mari Eriksmoen, Benjamin Bruns et Daniel Schmutzhard

Accentus, Insula Orchestra, Laurence Equilbey
Arsenal, Metz
- 16 mars 2017
Laurence Equilbey joue "Die Schöpfung" (Haydn) à l'Arsenal (Metz)
© julien mignot

À l’orée d’une tournée de Laurence Equilbey avec ses Insula Orchestra et chœur Accentus, Die Schöpfung passe par la Lorraine sans s’encombrer de l’appareillage scénique qu’elle revêt ailleurs. Voilà qui nous convient, préférant de loin la concentration dans l’écoute à l’aveuglant égarement des images concocté par La Fura dels Baus. Il y a cinq ans, la cheffe fondait Insula Orchestra [lire notre chronique du 6 février 2014] qui, sur instruments anciens, explore les répertoires classiques et romantiques avec un souci de recherche et de transmission de leurs sonorités et articulations propres.

Ancrée dans une tradition qu’il bouleverse par son génie de l’expérimentation – surprenante incursion pastorale de l’orchestre andante au cœur de l’accompagnato des grands animaux (II, 21), par exemple –, Die Schöpfung se caractérise par un classicisme investi de l’âge suivant. Après deux ans et demi d’écriture, trois créations viennoises : en cercle restreint et strictement privé le 29 avril 1798, le lendemain au palais Schwarzenberg, sur invitations, enfin au Burgtheater le 19 mars 1799, lors d’un concert ouvert à tous, dirait-on aujourd’hui. Plongé dans la Genèse biblique enrichie (ou mise à distance, c’est selon) par John Milton qui lui-même invoque Virgile (Paradise Lost, 1667/74), le grand oratorio en trois parties de Joseph Haydn n’est pas une page religieuse ni même spirituelle, bien qu’il intègre plusieurs moments de louanges à Dieu. En langue allemande, il conte la légende du monde comme prétexte patrimonial commun en son temps à une méditation philosophique dont la Nature fait le véritable sujet. Par son architecture chorale, encore s’apparente-t-il à la facture händélienne tardive, invitant l’héritage baroque dans cette dimension romantique confiante (à l’inverse du romantisme inquiet de la littérature).

Quoi, avant le monde ? Le chaos, dit-on. Die Vorstellung des Chaos est une ouverture Largo relativement austère de près de cinq minutes évoquant l’inconcevable néant. Laurence Equilbey en magnifie l’impératif par des contrastes judicieux qui sagement n’adoptent pas la crudité de certaines interprétations baroqueuses. Dans le fort beau dessin du hautbois, de la clarinette et du basson, un legato savamment entretenu révèle d’emblée la vocalité intrinsèque de l’œuvre qui déjà bénéficie d’un fin travail de couleurs et de nuances, rehaussé par deux cors naturels impeccablement tenus (et c’est pourtant si difficile !) par Jeroen Billiet et Yannick Maillet. Durant tout le concert l’on apprécie le dosage soigneux des timbales, la dynamique choisie des cordes, leur fluidité ou leur tendresse selon les climats, sans oublier l’à-propos et la saine autorité du pianoforte (Simon-Pierre Bestion), au fil d’une version raffinée que n’encombre cependant aucun chichi superflu.

Trois voix solistes sont requises, qui servent les archanges (Raphael, Gabriel, Uriel) ainsi que le couple originel, Adam et Ève. Applaudi dans Schumann et Mozart [lire nos chroniques du 18 septembre 2016 et du 11 juillet 2014], le soprano norvégien Mari Eriksmoen possède la tendresse et l’onctuosité idéales, comme en témoignent la vocalise confortablement menée de l’air guérisseur, Nun beut die Flur das frische Grün et la réjouissante agilité d’Auf starkem Fittiche schwinget. Avec plaisir l’on retrouve le jeune baryton Daniel Schmutzhard [lire nos chroniques du 9 novembre 2013 et du 14 mars 2014] qui, pour ferme que demeure son approche en général, peine un rien sur les quelques sol, fa# et fa graves de sa partie. Hormis cette réserve, le chanteur livre des aigus exquisément doux, une présence amoureuse au texte dans chaque aria, mord cordialement les récitatifs quand il le faut et révèle encore une belle souplesse (l’air Nun scheint in vollem Glanze, entre autres). Soprano et baryton livrent des duos d’une douceur littéralement édénique dans la troisième partie. Du ténor Benjamin Bruns l’on connaît les remarquables incarnations wagnériennes [lire nos chroniques du 31 juillet 2016 et du 18 août 2012, ainsi que notre critique du DVD] : il gagne vraiment à être entendu en Uriel ! Dès Mit Staunen sieht das Wunderwerk, la clarté saute à l’oreille. Plus loin, on découvre une assise grave moins attendue (I, 10), une riche lumière dans le récitatif des étoiles (I, 12) et un grand art de la nuance, pleinement à l’œuvre durant toute l’exécution et en particulier dans l’air Mit Würd und Hoheit angetan.

La trentaine de choristes d’Accentus n’est pas en reste – loin s’en faudrait dans cette Schöpfung qui les convoque volontiers. Bravo pour la présence à chaque intention, du suspens de l’aube du jour à l’Amen fugué en triomphe, passant par les bondissements de l’angoisse, l’händélienne louange, les contrastes beethovéniens, l’évidence face à l’accomplissement du monde quand surgit l’ombre sitôt effacée de la déréliction.

BB