Chroniques

par bertrand bolognesi

création d’Exercices de lumières de Zad Moultaka
María Cristina Kiehr, ensembles Concerto Soave et Mezwej

Arsenal, Metz
- 28 février 2017
le compositeur francolibanais Zad Moultaka, en résidence à l'Arsenal de Metz
© jean-baptiste millot

Accueillir un compositeur n’est pas une pratique inconnue pour l’Arsenal. Avec celles de Martín Matalon, Alexandros Markeas et Thierry Pécou, ces dernières années, on peut affirmer que ses résidences ne sont pas hasardées. « Le compositeur s’inscrit dans une réalité politique, économique et sociale tout en étant dans une recherche artistique et esthétique. Favoriser le dialogue et l’échange avec les publics est aussi l’une de nos missions », s’explique Michèle Paradon (Déléguée artistique de l’Arsenal) dans la brochure qui, en amont, accompagne la présence pour deux saisons du créateur franco-libanais Zad Moultaka – que nos colonnes montrent en musicien parce que c’est leur sujet [lire nos chroniques du 25 novembre 2007 et du 22 avril 2010, ainsi que notre critique du DVD], mais qu’il faut encore savoir plasticien. « Zad Moultaka fait partie de ces compositeurs singuliers qui ouvrent un champ différent dans la musique d’aujourd’hui. Tout son travail vise à rechercher une synthèse entre la tradition musicale arabe et l’écriture moderne occidentale » (même source). Tout un programme…

Commencés le 29 novembre dernier par Artificiale I pour saxophone sopranino et sons fixés (2012), écho de Naturale (su melodie siciliane) de Luciano Berio, pour alto, percussion et voix enregistrée (1985), ces deux ans se révèlent d’emblée intenses : avec les concerts, bien sûr, assez rapprochés les uns des autres, mais bien d’autres moments, comme l’académie de l’ensemble Mezwej ou la rencontre avec les étudiants en musicologie de l’Université de Metz, ceux de l’École supérieure d'art de Lorraine, etc. Aujourd’hui même, le concert du soir est précédé d’une conférence d’Anis Fariji, instrumentiste (oud), membre de la Société française d’ethnomusicologie et auteur d’une thèse intitulée La tradition musicale au prisme critique de la contemporanéité. Exemple de la modernité musicale arabo-berbère à travers les cas des trois compositeurs Ahmed Essyad, Zad Moultaka et Saed Haddad (Université Paris VIII, 26 janvier 2017).

Sur la scène de l’Esplanade, un scabellum à jardin, entre un positif et un clavecin, à leur droite un tabouret qu’accompagnent trois chaises : de quoi réunir cinq officiants dans le menu Lamentazioni. Avec un peu d’avance, Concerto Soave évoque la Semaine Sainte par le Livre des Lamentations maintes fois mis en musique de longue date, jusqu’aux Ténèbres baroques. Entre deux anonymes non encore identifiés dont les manuscrits sont conservés à la Bibliothèque du conservatoire de Bologne, nous découvrirons Exercices de lumières de Moultaka – sa collaboration avec l’ensemble marseillais fut ouverte il y a six ans avec La passion selon Marie, oratorio syriaque qui sera donné dans la grande salle au printemps 2018.

Le soprano argentin María Cristina Kiehr commence avec Carissimi et son austère Incipit Lamentatio Ieremiae Prophetae. Reculant d’une génération avec Frescobaldi, elle donne ensuite Jod. Manum suam, nettement moins « fermé », si l’on peut dire, quant à l’accompagnement où domine la viole de gambe de Sylvie Moquet. La dolente tendresse d’O vos omnes qui transitis per viam attendite et videte si est dolor sicut dolor meus laisse songeur… Chaque nouvelle lettre de l’alphabet hébreu invite un climat différent aux successives stanze. Après un bref Capriccio du même Frescobaldi, joué à l’orgue par Jean-Marc Aymes, retour au chant et à ses échos parfois ornementaux, à travers De Lamentatione du Samedi Saint, rehaussé par l’archiluth de Caroline Delume.

Henri Agnel intervient, avec cet instrument rare, à la sonorité infiniment délicate, l’orpharion, échangeant avec archiluth et clavecin un prélude subtilement égrené où se fragmente une ligne descendante de viole : Recordare Domine quid acciderit nobis articule la voix comme en continuo des musiciens, a contrario du dispositif attendu. Rappelles-toi, Éternel, ce qui nous est arrivé… ce premier Exercice de lumières de Zad Moultaka est une désolation en quarts de tons qui laisse gémir la viole dont elle interrompt le souffle comme un mot coupé. Une deuxième maillure se dessine, densément concentrée, décuple ses points de croisées juste avant que le soprano tombe en son vertige – Nos pères ont péché… (Patres nostri peccaverunt) : Exercice de lumières II, les infatigables cordes pincées cranant une trame d’extinction confiante, abandonnent bientôt de la gambe jusqu’au pantalon (dans l’acception scénographique du terme). Après l’inanition, la méditation semble chercher quelque ressaisissement dans l’entre-nerfs de la légende, …a facie gladii in deserto…, toujours à l’agonie et morte jamais. Pour finir, l’ultime Incipit baroque d’un inconnu tente de cicatriser l’impact profond de la création juste entendue – en vain.

BB