Chroniques

par bertrand bolognesi

Peter Grimes
opéra de Benjamin Britten

Opéra Grand Avignon
- 17 octobre 2021
Opéra Grand Avignon rouvre son théâtre avec PETER GRIMES de Britten
© cédric & mickaël | studio delestrade

Plutôt que de rouvrir le très beau théâtre restauré de la Place de l’Horloge avec quelque énième Carmen, Traviata ou Don Giovanni, c’est sans céder à ces facilités que Frédéric Roels, directeur de l’Opéra Grand Avignon, a choisi d’y mettre en scène le deuxième ouvrage lyrique de Benjamin Britten, Peter Grimes, drame conçu après Paul Bunyan, d’un abord léger. Quatre ans après la création de ce dernier à New York, dans un cadre universitaire et durant la période étasunienne du compositeur britannique, Peter Grimes voit le jour à Londres le 7 juin 1945, quelques semaines après la capitulation de l’Allemagne et la fin de la guerre. À l’homme de lettres Charles Montagu Slater (1902-1956) avait été confiée l’écriture du livret, inspiré du vingt-deuxième récit versifié de The borough de George Crabbe (1754-1832), le poète d’Aldeburgh. Dans ce village côtier du Suffolk, Britten s’était installé en 1942 ; il demeure pour toujours – après y avoir créé son festival dès 1948, il y meurt en décembre 1976 et sa dépouille est inhumée au cimetière de la St Peter and St Paul’s Church.

Afin de rendre le monde maritime de l’œuvre, commun à plusieurs opus du musicien jusqu’à Death in Venice, Bruno de Lavenère use d’une extrême économie de moyens dans une scénographie efficace. Outre deux jetées se répondant en haut de plateau gauche et en touche droite basse, l’espace est principalement dominé par une vaste bâche noire, tour à tour dallage perpétuellement inondé des ports atlantiques, flots menaçants lorsqu’elle se gonfle et tourmentin salutaire par grosse mer. L’horizon dessine un ciel burrascoso percé d’une lune froide, savamment éclairé par Laurent Castaingt. Quant à la vêture, elle est réalisée par Lionel Lesire en adéquation (selon la brochure de salle) avec le choix du metteur en scène de situer l’action dans les années soixante-dix ; si la tenue des deux nièces, ici quasiment jumelles, affirme nettement cette datation, celle-ci ne s’impose guère à l’appréciation par ailleurs, de sorte qu’au public fait surtout face la vie d’un village, petite et immuable, où chacun lorgne sur la vilénie du voisin pour mieux compter sur son silence quant à la sienne propre.

De fait, Peter Grimes est bien l’opéra d’une rumeur, suite aux disparitions accidentelles de plusieurs mousses d’un pêcheur solitaire et ambitieux. Plutôt que d’appuyer l’éventuelle noirceur du personnage, la présente proposition, coproduite par Opéra Grand Avignon, l’Opéra de Tours et le Théâtre de Trèves, en Allemagne, s’en tient aux faits : d’une fierté farouche, Peter veut, pour épouser Ellen, vider la mer de son poisson et faire fortune à le vendre, l’argent étant au village le seul élément à faire vibrer le cœur de ses contemporains. C’est ne point voir l’affection réelle d’Ellen, toujours prompte à prendre sa défense face au bon train d’incessants ragots. Frédéric Roels n’insiste pas sur la brutalité de cet homme en marge d’une bourgeoisie à l’hypocrisie héréditaire ; tout juste en montre-t-il la rudesse qui ne saurait équivaloir une nature d’assassin d’enfants. Pour autant, Peter n’est pas racheté, puisque rien n’est avancé, de quelque manière que ce pourrait l’être, pour activement l’innocenter. Un gamin est mort, le grondement de la rumeur grandit ; un autre gamin meurt, la rumeur se fait juge et condamne.

À la tête du Chœur de l’Opéra Grand Avignon et du Chœur de l’Opéra national Montpellier Occitanie, Christophe Talmont a soigneusement préparé les voix par lesquelles cette rumeur d’infâmie s’enfle irrésistiblement. Ainsi la puissance de l’indignation populaire aura-t-elle raison des faits, donnant définitivement sens à ce qui peut-être n’est que circonstance et non crime. Le lynchage du présumé coupable consiste en son départ obligé par mauvais temps – condamnation au suicide par noyade, donc. En un temps où tout individu ne se soumettant pas de gaité de cœur à certains diktats politico-sanitaires est montré du doigt et désigné par ses voisins comme responsable d’une épidémie et mauvais citoyen, sans que ses détracteurs prennent la peine de réfléchir un peu plus loin sur les causes profondes qui entravent le partage de cette sacrosainte soumission, voilà un destin qui provoque un écho certain.

La distribution vocale réunie pour l’occasion honore indéniablement la partition. Parmi une douzaine de rôles, quelques-uns s’avèrent plus marquants. Ainsi du Keene de Laurent Deleuil, baryton léger dont le chant virevolte d’une nièce à l’autre [lire notre chronique du 20 novembre 2020 et notre recension du CD Le travail du peintre], de Svetlana Lifar dont le robuste mezzo-soprano fait merveille en Mrs Sedley [lire nos chroniques du The rape of Lucretia, Dido and Æneas, Madama Butterfly, Iolanta, Eugène Onéguine, Boris Godounov, Aleko et Jenůfa], ainsi que des Nièces, Judith Fa en pleine forme [lire nos chroniques d’Ali Baba, Le nozze di Figaro, Hémon] et Charlotte Bonnet fort agile. Des personnages plus déterminants l’on applaudit l’excellent Swallow de Geoffroy Buffière, la belle autorité d’Ugo Rabec en Hobson [lire nos chroniques d’Akhmatova, Tannhäuser et Le chalet], la présence très sonore de Robert Bork, Balstrode idéal, et l’onctuosité bénie de la Tante, Cornelia Oncioiu parfaite [lire nos chroniques de Roméo et Juliette, Da gelo a gelo, La Resurrezione, Madama Butterfly, Rusalka, enfin du Rape of Lucretia à l’Athénée puis aux Bouffes du nord].

Enfin, le couple impossible de l’opéra, Ellen et Peter, bénéficie d’incarnations de belle tenue. On retrouve Ludivine Gombert dont le soprano a gagné une couleur et une place plus flatteuses encore [lire nos chroniques d’Aida en Avignon puis à Orange, de Carmen en Avignon puis Saint-Étienne, de Káťa Kabanová, Boris Godounov et La bohème], campant dès lors une jeune femme de bonne volonté remarquablement émouvante. Le rôle-titre revient au ténor allemand Uwe Stickert [lire nos chroniques de Die Meistersinger von Nürnberg, Die Soldaten et Das Schloß Dürande] dont l’impact défini avec avantage, la clarté de la voix, la facilité de la projection, souvent incisive, signent un Grimes de haute volée.

Par son écriture qui alterne grands tutti et traits chambristes d’un dessin hyper précis, Peter Grimes n’est assurément pas une page facile pour la fosse. Si nous avons constaté à plusieurs reprises le constant progrès dans lequel s’est tenu l’Orchestre National Avignon-Provence ces dernières années, la représentation de cet après-midi confirme un niveau qui déploie d’innombrables qualités au fil du spectacle. Bravo à tous les musiciens, ainsi qu’à Federico Santi qui, au pupitre, cisèle adroitement l’exécution, dans un équilibre jamais pris en faute avec les voix. Voilà qui marque positivement la reprise des saisons lyriques avignonnaises dans les murs du beau théâtre de Feuchère dont on se réjouit !

BB