Chroniques

par laurent bergnach

Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski

Opéra national de Montpellier / Corum
- 17 janvier 2014
Piotr Tchaïkovski | Eugène Onéguine
© marc ginot | opéra national de montpellier

« La Russie sans Pouchkine – comme c'est étrange », a écrit Gogol. Né trois ans après la mort du poète des suites d’un duel, Piotr Tchaïkovski (1840-1893) s’intéresse à l’une de ses œuvres les plus célèbres, Eugène Onéguine, entre la création de Vakoula le Forgeron (Кузнец Вакула, 1876) et celle de La Pucelle d'Orléans (Орлеанская дева, 1881). Contrairement à Boris Godounov (1825), Le festin en temps de peste (1830) ou encore Le chevalier avare (1836) – que mirent en musique respectivement Moussorgski (1869/1874) [lire notre critique du DVD], Cui (1901) [lire notre critique du CD] et Rachmaninov (1906) [lire notre critique du CD] –, il ne s’agit pas d’un drame mais d’un roman en vers dont Constantin Chilovsky et le compositeur tirent le livret de scènes lyriques en trois actes et sept tableaux, présentées pour la première fois le 29 mars 1879, au Petit Théâtre du Collège Impérial de musique (Moscou). Heureux de n’avoir pas à concevoir un ouvrage emphatique pour les vétérans des Théâtres Impériaux l’opéra italien régnait, de même que La vie pour le tsar (1836) était devenu une pierre angulaire de la propagande des Romanov [lire notre critique du CD] –, Tchaïkovski confie à son frère Modeste :

« Eugène Onéguine [le texte original] est d’une poésie infinie. Je reste cependant lucide, et je sais qu’il y aura peu d’effets scéniques et d’action dans cet opéra. Mais la poésie de l’ensemble, l’aspect humain et la simplicité du sujet, servis par un texte génial, compensent largement ces défauts ».

Assistante sur de nombreuses productions parisiennes – Le temps des gitans, Melancholia [lire nos chroniques du 29 juin 2007 et du 12 juin 2008], etc. –, Marie-Ève Signeyrole introduit dans l’ouvrage l’Histoire dont le musicien romantique ne voulait pas. Nous voilà en décembre 1999, dix ans après la chute du mur de Berlin et à la veille de l’intronisation de Poutine, dans un de ces appartements communautaires (Kommunalki) nés de la réquisition d’hôtels particuliers par les Révolutionnaires de 1917, que des familles devaient partager de façon provisoire avant que les différentes crises politiques en décident autrement. L’idée que Mme Larina sous-loue à des ouvriers pétersbourgeois qui font la queue devant salle de bain et toilettes déconcerte moins que le fait qu’ici, comme dirait le créateur des Biches, « on couche ! ».

Certes, sans être un séducteur maladif, Onéguine peut succomber aux avances d’Olga, durant la scène de la lettre, pour anesthésier un ennui partagé par tous deux – à moins qu’il s’agisse de convoiter les biens du Nouveau Russe… – ; mais dans la mesure où les preuves de cette liaison apparaissent via un film tourné par un concierge voyeur, Signeyrole s’éloigne du drame existentiel pour sombrer dans un mélo où Lensky est un cocu qui préfère le suicide. Ne parlons pas de la scène finale où Eugène clochardisé jette sa proie sur un lit de fortune : on marie le vulgaire au ridicule, point d’orgue d’une production remuante qui aura comblé de notes anachroniques les intermèdes sans écouter assez ce qu’avait à dire la partition.

Après avoir investi Iolanta durant la saison dernière, Lucas Meachem revient à Tchaïkovski et incarne le rôle-titre pouchkinien avec un physique imposant, du corps et une extrême nuance. Dina Kuznetsova offre une métamorphose convainquante à une Tatiana d’abord campagnarde, d’un chant souple et évident à la conduite maitrisée. En comparaison, Anna Destraël (Olga) paraît plus verte et heurtée. Dovlet Nurgeldiyev (Lenski) est un ténor clair, ferme et sonore, applaudi avec raison à l’instar du jeune Loïc Félix (Triquet), tout de souffle et de caresse. Mezzo ample et expressif déjà entendue dans Britten ou Puccini [lire nos chroniques du 20 janvier 2011 et du 17 mars 2013], Svetlana Lifar (Larina) a elle aussi défendu « sa » Iolanta il y a peu [lire notre chronique du 7 mai 2013] ; elle complète la distribution avec Olga Tichina (Filippievna), Micha Schelomianski (Grémine) et Laurent Sérou (Zaretski), efficacement distribués.

Appartenant à la nouvelle génération de chefs finlandais formés par Jorma Panula à l’Académie Sibelius d’Helsinki, Ari Rasilainen s’avère plein d’allant et guide l’Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon vers une sensualité sans débordements. Préparé par Noëlle Gény, le Chœur participe également à la qualité musicale de la soirée.

LB