Chroniques

par jorge pacheco

O Mensch !
musique et mise en scène de Pascal Dusapin

« petit inventaire non raisonné de quelques passions nietzschéennes »
Théâtre des Bouffes du nord, Paris
- 18 novembre 2011
O mensch ! de Dusapin, photographié par Marthe Lemelle
© marthe lemelle

Travailler aujourd'hui sur des textes de Friedrich Wilhelm Nietzsche relève de la gageure. Il n'y a certainement pas d'autre œuvre philosophique aussi étudiée dans son rapport à la musique que celle de ce penseur, âme-sœur de Wagner avant de devenir son pire ennemi (son ennemi mortel, oserait-on dire). Il n'y a pas non plus de philosophe pour lequel la musique ait joué un rôle aussi important dans sa vision du monde : hésitant longtemps, dans son jeune âge, entre musique et philosophie, il écrivit plus sur l'œuvre de Wagner que sur celle de ses pairs ; les enregistrements aujourd'hui disponibles de ses partitions laissent penser qu’en faisant le premier choix, son avenir aurait pu s’avérer tout aussi brillant dans ce domaine dont il fut dissuadé par Hans von Bülow, personnage tristement connu comme un des plus pitoyables cocus de l'Histoire, à qui il avait envoyé un manuscrit d'une œuvre pour piano à quatre mains intitulée Manfred Meditation.

C'est donc un défi plein de sens que Pascal Dusapin assume courageusement dans O Mensch !, sa dernière création au Théâtre des Bouffes du Nord, qu'il sous-titre avec prudence « petit inventaire non raisonné de quelques passions nietzschéennes ».Avec des moyens d'une extrême simplicité – une pianiste et un baryton, de subtiles interventions de sons électroniques, des projections vidéo (Thierry Coduys) et des jeux de lumière (Sébastien Michaud), il livre sa propre lecture des textes choisis parmi la production poétique de Nietzsche, moins connue du grand public, qui aborde lyriquement des sujets longuement traités dans ses textes philosophiques, allant de l'élan romantique (la nuit, la nature, le sublime, l'amour) jusqu'au cynisme (la gloire, la vanité, l'orgueil, Diogène), à l’anéantissement dionysiaque et même à une violente folie préfigurant l'expressionnisme. La scène, quant à elle, est épurée de façon à laisser le piano et la puissance scénique du baryton emplir l'espace. Seule campe une statue à l'allure ancienne, quelque peu en retrait. Le jeu de lumière la met parfois en avant, tel un observateur muet, présence romantique et parfois inquiétante. Dusapin construit une œuvre d'une grande intensité qui témoigne de sa puissante personnalité de compositeur en pleine maturité.

À travers les vingt-sept pièces du cycle (parmi lesquelles quatre interludes pour piano seul), nous voilà transportés dans un univers dramatique insufflé en grande partie par la poésie de Nietzsche elle-même, mais également par d’autres dimensions de l'œuvre qui, à travers les sons (et les images), disent « ce que les mots ne peuvent dire », pour reprendre l’expression de Wagner. Le piano et le chant animent la dramaturgie avec des structures d'une grande simplicité, se construisant sur des contours mélodiques qui évoquent une modalité presque rituelle, où le geste motivique, lié à la déclamation du texte, occupe le premier plan. Ainsi, le piano assume-t-il volontiers le rôle d'accompagnateur, avec des accords qui cherchent la beauté du son et de la dissonance – ce qui est bien rare aujourd'hui où d'autres courants vont volontiers dans le sens inverse –, parfois même avec une gestuelle de résolution (appoggiature harmonique qui descend), bien sûr virtuelle, mais qui renvoie sans doute à la langueur métaphysique de l'harmonie wagnérienne, tandis que la voix transite entre modalité, prosodie et déclamation dans une mobilité proche du Sprechgesang. Cette simplicité revêt une forte dimension théâtrale, presque hypnotique, qui captive l'attention, comme à la fin de l'œuvre où, la scène étant restée obscure, le piano demeure seul dans un geste répétitif, insolant et obsessionnel, sur une pédale de fa dans l'extrême grave.

Au tout début de l'œuvre, avant que la musique ne commence, les lumières s'éteignent doucement, laissant lentement s'installer l'obscurité totale, alors que peu à peu surgit un son tellurique qui évoque la puissance du personnage colossal sur le point d'entrer en scène. Ce moment (toujours intense dans un espace où l'on sent la présence de centaines d'esprits intrigués par ce qui viendra) illustre à merveille la façon dont lumières et sons électroniques créent une atmosphère à la simplicité magique. Ainsi, le jeu de lumières, discret mais d'une grande efficacité, renouvelle-t-il constamment la scène, et opère une transition entre les différentes pièces qui constituent la totalité du cycle avec une logique toujours liée au sens des paroles, tandis que l'électronique convoque des sons de la nature (insectes, vent) où humains (pas). Des images sont aussi projetées qui renvoient au passé, en analogie avec les postures du chanteur, adoptant des poses artificielles liées à la photographie du XIXe siècle ; plus tard, les images d'un oiseau nocturne mentionné dans l'un des tout premiers poèmes, enfin celles des jambes d'un homme qui marche, dont le son des pas nous parvient au tout début, par un même procédé de décalage entre sonore et visuel.

Les interprètes réalisent un grand travail.
La pianiste Vanessa Wagner, est douée d'une versatilité de timbre qui peut aller de la douceur la plus délicate à la plus tonitruante extase. Le baryton Georg Nigl (lié d'amitié avec le compositeur après avoir chanté les premiers rôles de ses derniers opéras, et commanditaire de la présente création) donne vie au personnage, portant sur ses épaules tout le poids de la tragédie, à l'image du héros mythologique que Nietzsche invoque dans La naissance de la Tragédie et pour lequel il voyait dans Tristan la plus sublime des manifestations (tout cela, bien sur avant la rupture avec Wagner). Son rôle n'est cependant pas aussi délimité ; l'on sent bien la place laissée à l'interprétation. Avec une grande souplesse, il fait le lien entre la pure évocation poétique du texte et le personnage même de Nietzsche, progressivement plus présent, d'abord satyre dansant dans l'ivresse dionysiaque, puis, surtout, lorsqu'il est dépeint dans sa terrible solitude, à la lumière du feu, écrivant des diatribes contre Wagner, dont l'esprit est présent par la citation de l'ouverture de Tristan und Isolde qui sert de base à l’édification musicale de la scène. Pour la première fois assis, courbé, rapetissé, plein d'amertume et d'amour blessé, on le voit souffrir de cette haine mortelle envers son ancien ami, duquel il ne supportait pas le succès publique, tandis que lui-même sombrait dans la solitude et la maladie. Ainsi le voit-on, quand les mots ne servent plus à rien, improviser au piano, comme le fit Nietzsche, incapable de parler, lorsque sa sœur le plaçait devant un clavier dans le sanatorium des dernières années.

O Mensch ! est le résultat du travail libre de tout académisme d'un compositeur sûr de ses moyens expressifs, en collaboration avec un interprète pour lequel l'œuvre a été conçue (il sort décidément de belles choses de la collaboration entre interprètes et compositeurs, d'Anton Stadler et Mozart à Cathy Berberian et Berio, par exemples) ; un travail remarquable qui mérite amplement les plus retentissants applaudissements, ainsi que le Théâtre des Bouffes du Nord qui favorise de telles manifestations par sa programmation recherchée.

JP