Chroniques

par david verdier

Quatuor Béla
œuvres de Bartók, Combier et Trojahn

Festival d’Aix-en-Provence / Conservatoire Darius Milhaud
- 10 juillet 2014

Invité d'honneur de l’édition 2014 du Festival international d’Art lyrique d’Aix-en-Provence, le compositeur allemand Manfred Trojahn (né en 1949) présente plusieurs œuvres emblématiques de son « modernisme classique », parmi lesquelles le Quatuor n°3, créé en 1983 par le Quatuor Auryn. À l'écoute, impossible de dissocier cette œuvre de la volonté manifeste de renouer avec l'épure et la métaphysique des derniers quatuors de Beethoven. Le Molto adagio initial se perd en grandes lignes lyriques qui tantôt regardent du côté de Webern. Noté sehr zart, äußerst langsam (très tendre et particulièrement lent), le deuxième mouvement surprend par le climat lunaire, les longues tenues éparses et une couleur de pupitre très étale. Les dissonances étirées et les glissements harmoniques fuient vers le vide en dessinant un geste sonore ancré dans une postmodernité désuète. Avec l'Agitato font irruption des figures rythmiques qui contraignent la phrase à sortir de sa gangue tonale en tourbillons convulsifs. Le quatuor développe un énigmatique rondo inachevé qui se lance dans le vide en guise de conclusion.

Étonnant par le titre et par le style, Parler longuement de fantômes de Jérôme Combier illumine cette fin de première partie. On connaissait le talent du compositeur d'Austerlitz à créer un univers singulier où l'épaisseur et la variété de la matière sonore l'emportent sur la stricte construction. Ce quatuor n'est pas séquencé en plusieurs mouvements séparés et porte haut une dimension généreuse (environ trente-cinq minutes). Une première partie alterne effets de pleurages,voix détimbrées et sauts d'archets en dégradé. Les tic-tacs épars de l'alto se mêlent aux masses glauques et visqueuses du violoncelle. Les glissandos des violons en unissons agressifs déchirent comme des fusées ce climat d'attente et d'incertitude. S'ouvre alors une trouée bruitiste au cours de laquelle on croise des rythmes frappés à même le corps des instruments. Une longue aspiration chromatique crée un puits de lumière noire au fond duquel tournoient les fantômes – « hantologie » de la mémoire musicale, tels que définis par le compositeur. Une bande enregistrée prend le relais des instrumentistes, prolongeant en quadriphonie les échos de Ravel, Debussy ou Dutilleux. Dans l'impeccable acoustique de l'auditorium du conservatoire se perd le scintillement hors du temps de cette partition magistrale.

Œuvre-clé de Béla Bartók, le Quatuor n°5 élargit le champ des possibles après la période didactique et les emprunts au répertoire folklorique. Les superpositions pulsées de dissonances chromatiques et diatoniques parcourent l'horizon monothématique. Le Quatuor Béla [lire nos chroniques du 8 juillet 2013 et du 18 janvier 2014] se tire brillamment des nombreux pièges que lui tend la partition. Frédéric Aurier et Julien Dieudegard ont échangé leur place (respectivement violons I et II), ce qui répond aux exigences en termes d'habileté et de legato dans le registre supérieur. Cette lecture puissante et volontaire ne souffre d'aucun relâchement – sensiblement introvertie pour ne pas verser dans un théâtre gesticulatoire un style qui ne s'y trouve pas.

DV