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Chroniques
cycle Miroslav Srnka – concert d’ouverture
Laura Aikin, Meike Droste, ŒNM, Johannes Kalitzke
Entre rencontres, projections de films, installation, soirée de cabaret et table ronde, le Mozarteum fait bien les choses lorsqu’il accueille la musique d’aujourd’hui. L’édition 2017 de son cycle DIALOGE s’attelle à un portrait du compositeur tchèque Miroslav Srnka (né en 1975) dont deux opéras firent beaucoup parler, ces dernières années. Make no noise et South Pole, créés à la Bayerische Staatsoper (Munich) – respectivement par Christopher Ward, le 28 juin 2011 (mise en scène de Matthew Lutton), et par Kirill Petrenko (mise en scène d’Hans Neuenfels), le 31 janvier 2016 –, ont si bien conquis l’espace lyrique qu’ils firent l’objet de nouvelles productions, très rapidement après leur première – le plus récent en mai dernier à Darmstadt, son aîné au Bregenzer Festspiele [lire nos chroniques du 17 août 2016 et du 2 juillet 2011].
Tout comme Make no noise, conçu à partir d’un film de la réalisatrice catalane Isabel Coixet (La vida secreta de las palabras, 2006), My life without me, quasi-cantate en trois parties, puise dans Mi vida sin mi (2003). Si nous en connaissions la première version (Dialogues), à laquelle David Robertson donnait naissance il y a neuf ans, à Paris [lire notre chronique du 28 novembre 2008], ce concert d’ouverture nous fait découvrir sa nouvelle mouture (à Dialogues s’ajoutent Monologues etRecordings), créée lors du Pražské jaro 2013 par la même formation, sous la battue de Tomáš Hanus.
Femme très active, Ann a pour habitude de toujours dresser liste des taches à réaliser, afin de ne rien oublier dans le tumulte de l’aide qu’elle offre aux siens (enfants, mère, mari, sœur, etc.). Elle est atteinte d’un cancer lui laissant quelques mois à vivre. Plus que jamais, la liste doit être précise et dûment respectée. S’y trouvent mêlées petites choses du quotidien et résolutions ultimes, comme faire l’amour avec d’autres hommes pour voir ce que cela fait, trouver quelqu’une qui lui succède au double-poste d’épouse et de mère… À partir des textes du scénario, Miroslav Srnka [à droite, sur la photo] fait se croiser trois strates : Dialogues, bribes d’échanges entre Ann et son entourage dont le compositeur a supprimé les réponses, Monologues qui propulse dans sa réflexion intérieure, enfin Recordings, plusieurs enregistrements grâce auxquels s’adresser à tous (y compris Lee, le dernier amoureux) après son départ.
Les musiciens de l’ŒNM (Österreichisches Ensemble für Neue Musik) sont répartis sur deux niveaux : en bas, de part et d’autre du chef, deux mêmes groupes instrumentaux, en symétrie (flûte, clarinette avec clarinette basse, cor, violon, violoncelle et trombone) ; en haut, sous le grand orgue, sur toute la largeur de la scène : trompette, tuba, contrebasse, harpe, piano, célesta et trois percussionnistes ; au cœur, face au chef, la récitante et le soprano, en bord d’estrade.
Dans le silence, la comédienne commence, en langue allemande. Puis la chanteuse attaque un aigu pointu, suivi d’un texte parlé, scandé, littéralement mâché. La rapide articulation alterne avec des syllabes chantées (si bémol et la bémol, brefs). L’orchestre arrive, après la première phrase recitativo. En ce grouillement instrumental, toute l’urgence de la situation s’engouffre. Le temps manque au personnage, le temps de dire, d’attendre qu’on lui réponde, d’entendre, d’observer, de vivre. La fluidité furieuse de l’écriture transmet cet incommensurable vertige, jusqu’à une suspension plus inquiète encore que l’agitation. Passé un deuxième épisode dit par la comédienne Meike Droste, les cordes engagent la partie médiane, sur les vrombissements de clarinette basse et de tuba. La dynamique sans cesse changeante suggère l’état d’esprit de celle qui va chanter, mais se tait encore. Lorsqu’arrive sa partie redoutablement virtuose, on ne peut qu’admirer la précision démoniaque de Laura Aikin. Le temps n’est désormais plus le sujet : les pensées s’emmêlent, plus impératives que tout ordre, au fil d’une anarchique déambulation intérieure. De même les escaliers de gammes décalées s’enchevêtrent-ils d’insaisissable manière dans l’écriture orchestrale. « Je ne veux pas que tu sois triste que je ne sois pas à ton anniversaire […] J'ai bien aimé danser avec toi » : la comédienne prononce les aurevoirs enregistrés, lettre d’adieu sonore. Le chant reprend le principe de la première partie, chuchotant une litanie rehaussée de suraigus. Pour finir, une scansion rituelle installe un nouveau climat, mélodieux et aérien : le miroir est franchi, la voix vient du lointain, calme, forcément idéalisée par ceux qui l’écoutent – élégie heureuse, presque angélique. Un accelerando en surplace cristallin conclu le parcours, délicatement mené par Johannes Kalitzke.
Avant cet opus d’une cinquantaine de minutes, nous entendions Erwartung, le monodrame qu’Arnold Schönberg écrivit en 1909, sur un livret demandé à Marie Pappenheim, après avoir lu quelques-uns de ses poèmes, publiés par Karl Kraus (Die Fackel). Si l’œuvre de Srnka n’est pas, à proprement parler, dramatique, celle du Viennois l’est assurément et gagne la scène avec avantage [lire nos chroniques du 19 mars 2010 et du 29 mars 2013]. Laura Aikin, Johannes Kalitzke et l’ŒNM en donne la version réduite pour une vingtaine d’instruments, réalisée en 2004 par le compositeur azerbaïdjanais Faradj Karaev (né en 1943), fort imprégné par l’École de Vienne (en 1967, il écrivit Concerto grosso à la mémoire d'Anton Webern, par exemple, une Suite pour cordes à la mémoire de Berg en 1984, Cinq pièces d’après les canons de Schönberg en 1998, etc.). Pour les concerts de sa Gesellschaft, il n’était pas rare que Schönberg programmât des transcriptions de ce type qui permettaient de faire entendre des œuvres dont il n’était pas envisageable de monter la version d’origine. On a plusieurs fois souligné que, lorsque l’exercice est réussi, cette pratique favorise une perception accrue du travail compositionnel [lire nos critiques de Die glückliche Hand, Sechs Orchesterlieder Op.8 et Verklärte Nacht]. Bravo à l’arrangeur, aux musiciens et au chef pour la clarté des mariages timbriques, la tendresse des cordes, l’excellence du hautbois, l’expressivité du violoncelle. La précieuse ciselure du chant bénéficie de l’engagement généreux de Laura Aikin, décidément en grande forme [lire notre entretien].
BB