Chroniques

par françois cavaillès

Lucia di Lammermoor | Lucie de Lammermoor
opéra de Gaetano Donizetti

Live Royal Opera House / Publicis Drugstore, Paris
- 25 avril 2016
Katie Mitchell s'empare de l'opéra de Donizetti au Royal Opera House, Londres
© stephen cummiskey| royal opera house

Du Royaume-Uni, à défaut de l'humour les idées libérales nous parviennent encore et même en direct, grâce à la magie de la retransmission sur grand écran, à travers cette nouvelle grande production du fameux opéra italien Lucia di Lammermoor, classique du XIXe siècle inspiré du roman écossais de Walter Scott, The Bride of Lammermoor (1819). La responsable en est une femme de théâtre anglaise, Katie Mitchell, qui signe une mise en scène impressionnante, mettant au goût du jour, avec crudité, la spectaculaire déchéance de Lucia en suscitant un malaise réel dans la salle.

Les habitués de l'œuvre de Gaetano Donizetti (1832) sont sans doute déstabilisés par l'entrée en matière. La scène londonienne, assez ancienne et plutôt petite, est séparée en deux parties égales selon le procédé cinématographique du split screen (écran divisé en cases de type BD, aux récits strictement différents mais simultanés). D'un côté, tout près du seuil d'un escalier, la fontaine maudite bien connue, ornée de la statue d'un ange où secrètement l’amant Edgardo dépose un billet doux que récupère la suivante Alisa. De l'autre, dans les salons se tient Lucia, étonnante demoiselle blonde et mûre... Le soprano Diana Damrau se saisit littéralement du rôle et porte cette Lucia autocentrée sur ses épaules.

À la suite du Royal Opera Chorus, agréable car fluide et juste, les rôles principaux masculins sont, à l'exception d'un Edgardo bellâtre en faire-valoir de Lucia, tous logés à la même enseigne : à savoir, serrés sur une demi-scène et vêtus avec une élégance victorienne dans des costumes de gentlemen hélas uniformisant – Vicki Mortimer signe également les décors. Aux premières scènes, le rôle-titre et sa suivante portent chacune une tenue très semblable, opposant donc grossièrement les genres pour partir d'un pénible et bien inutile postulat féministe. À la généralité des personnages, on préfère la finesse onctueuse des cordes de l’Orchestra of the Royal Opera House, dirigé par Daniel Oren, et surtout la voix du grand baryton Ludovic Tézier (Enrico), profond et puissant sans forcer le moins du monde.

Le prélude au premier air de Lucia voit l'apparition d'une jeune femme éventrée, fantomatique, déposer un baiser sur les lèvres surprises de l'héroïne, alors habillée à la garçonne en vif contraste avec la grâce féminine du moment musical. Ainsi l'expérience libératrice de Lucia est annoncée, et dès lors Diana Damrau transporte complètement le spectateur par sa maîtrise des aigus et son travail d'actrice. Le soprano-vedette allemand incarne non pas une icône romantique mais une femme d'aujourd'hui. Survient Edgardo, se dévêtant de sa chemise au son brûlant du cor pour une scène de sexe mimée avec Lucia qui, certes, gâche le chant et la poésie du livret, mais qui ne choque pas tant que ça (ce prude avertissement générique dans la brochure de salle !...).

À l'Acte II la division scénique présente un intérieur de maison en deux parties voisines et communicantes : chambre et salle de bains. Ainsi Lucia bondit tout de suite de son lit de reine et court dans l'autre pièce vomir dans une cuvette. Alisa témoigne de ce présage d'un heureux événement dont elle la félicite. Puis, dans cette même salle de bains, les terribles reproches d'Enrico – Tézier, superbe volcan ! – donnent lieu à une dispute pleine de naturel entre frère et sœur, d'une fort belle intensité dans les voix et en fosse. Pour signifier l'audace de l'héroïne, les idées théâtrales abondent. Lucia reçoit le soutien d'un second spectre féminin, au physique plus âgé, possible figure maternelle. De même, son action meurtrière est largement partagée avec sa camérière. Accompagnée par le Glaßharmonica, mais aussi imbibée du sang du fœtus perdu, la scène de la folie vire – hélas ! – à l'épreuve de force et au cauchemar, répandant malaise et culpabilité sur le public.

Finalement, par un retour au décor initial, le destin des amants malheureux est montré dans une intéressante boucle dramatique. Leur triste fin est en fait la matière de l'échange de lettre observé en Ouverture, avec la complicité charmante du mezzo britannique Rachael Lloyd en Alisa, possible révélation de la soirée. Le dernier acte s'éternise, le rideau retombant plusieurs fois pour varier les décors et mettre en pleine lumière des effets macabres, telle l'agonie du rôle-titre dans une baignoire (suggérée par l'affiche en teaser commercial). Dans l'ultime geste de violence désespérée, le ténor nord-américain Charles Castronovo (Edgardo) se tranche la gorge, source d'un timbre et d'un débit remarquables pourtant... Quels dommages !

FC