Chroniques

par bertrand bolognesi

Enrico
opéra de Manfred Trojahn

Bockenheimer Depot / Oper, Francfort
- 31 janvier 2018
Holger Falk, superbe Enrico de l'opéra éponyme de Manfed Trojahn, à Francfort
© barbara aumüller

Avant Merlin-Prolog (Düsseldorf, 1996) sur un livret original de Tankred Dorst, Was ihr wollt (Munich, 1998) d’après La nuit des rois de Shakespeare, Limonen aus Sizilien (Cologne, 2003) s'inspirant d'Eduardo de Filippo et de Luigi Pirandello, Der große Zauber (Dresde, 2008) qui puisait dans La grande magia d’Eduardo de Filippo, enfin Orest (Amsterdam, 2011) nourri par la tragédie éponyme d’Euripide, Enrico, premier des six opéras de Manfred Trojahn (et commande du Süddeutscher Rundfunk) fut créé le 11 avril 1991 au Rokokotheater du Château de Schwetzingen – où nous étions ce dimanche [lire notre chronique de Mitridate]. En artiste préoccupé par les questions de l’identité, du temps, du regard des autres, Pirandello pratiqua volontiers dans son théâtre la mise en abyme – À chacun sa vérité (1917), Six personnages en quête d’auteur (1921), Ce soir on improvise (1930), etc. ; sans oublier feu Mathias Pascal, passionnant roman de 1904. Le librettiste Claus H. Henneberg, à qui l’on doit aussi Trois sœurs de Péter Eötvös [lire notre chronique du 11 avril 2013], Melusine et Lear d’Aribert Reimann [lire notre chronique du 23 août 2017] et Le pavillon d’or de Toshirō Mayuzumi (bientôt à l’affiche strasbourgeoise), entre autres, s’est saisi d’Enrico IV, pièce conçue en 1921 par le célèbre dramaturge sicilien.

Pour se rendre à un bal masqué chez le baron Tito, Enrico emprunte la vêture d’Henri IV. En conflit avec le pape, ce monarque du Saint-Empire Germanique à la fin du XIe siècle fut excommunié en 1076. Pour gagner le pardon, il partit pieds nus en pèlerinage à Canossa. Pourquoi avoir choisi ce personnage médiéval plutôt qu’un autre ? Parce que la belle marquise Spina arbore elle-même le costume de Mathilde de Toscane qui œuvra pour réconcilier pape et empereur. Lors des festivités, Enrico se heurte le crâne en tombant de cheval. Depuis cette chute, il se prend pour Henri IV. Autour de lui, la domesticité et l’aristocratie lui joue une comédie dérisoire qui l’entretient dans sa démence. Enrico est-il vraiment fou ? N’est-il pas le fou qu’on veut bien qu’il soit ? Peut-être aime-t-il, tout simplement, jouer à l’empereur, sans plus… Au fil des années, son entourage se lasse d’un simulacre d’abord plaisant. Voilà vingt ans que tout est faux, calculé dans le respect de cette tocade dont nul ne sait si elle est folie douce, complaisante coquetterie ou perverse manipulation. Un médecin est convié qui, en dépit du comportement observé, déclare le héros conscient du mensonge collectif, quoiqu’incapable de retrouver pleinement sa prime identité. Aussi prescrit-il une thérapie de choc (un échange de portraits peints) qui tourne mal. « Tu n’es pas Henri », lui déclare le baron. « Je ne suis pas Henri ? » demande-t-il. Sur ce, il le tue. Tito était son rival, le voilà mort. Dès lors, Enrico demeure dans la folie, pour toujours. Elle est son salut.

Scène alternative de l’Opéra de Francfort, l’ancien dépôt de tramways de Bockenheim, où nous applaudissions Der goldene Drache d’Eötvös et Le cantatrici villane de Valentino Fioravanti [lire nos chroniques du 4 juillet 2014 et du 31 janvier 2016], accueille une nouvelle production de la tragicomédie lyrique en neuf scènes de Trojahn. Sa musique plonge l’auditoire dans un parlando incessant, voire bavard, confié à onze rôles, habillés par Verena Polkowski. L’écriture vocale semble plutôt difficile, quand la facture orchestrale nécessite une précision redoutable. Enrico est ouvert par un tourbillon d’ensemble vocal, bientôt relayé par la traîtresse volubilité des flûtes. De fait, le compositeur, avec un Kammerorchester en comptant plus que de cordes, recourt beaucoup aux bois. À la manière de son sujet hanté par un personnage historique, il ouvre les portes de son inventivité aux créateurs d’autrefois, la mise en abyme autorisant le pot-pourri stylistique. À l’instar de la grande bibliothèque circulaire, riche d’opuscules antiques et d’incunables, la partition, truffée de références, fait figure de mémoire de notre patrimoine opératique vingtièmiste. Encore révèle-t-elle la santé mentale du héros, certes fragile mais point encore fou, du moins pas plus que son entourage fort malsain.

Britta Tönne a construit une bibliothèque oppressante, chargée de lourds volumes. Un lustre austère la surplombe, éclairant un plancher ouvragé, une coursive et un escalier métalliques, ainsi que les portraits impériaux, accessoires de la tentative de guérison. Plutôt que dans le boudoir d’un esthète, la mise en scène du jeune Tobias Heyder confine le personnage dans une sorte de prison. Domestiques, courtisans, membres de la famille, amis et médecin s’agitent sur cette piste glissante dont la seule inertie est Enrico lui-même. Rude chemise de pénitent sur jambes nues, chaussettes ridicules, barbe naissante et cheveux défaits, le grand fou fait son entrée à la troisième scène. Dans le rôle-titre, on retrouve avec beaucoup de plaisir Holger Falk, fort apprécié dans Make no noise de Miroslav Srnka [lire notre chronique du 17 août 2016]. Distillant douceurs troublantes, sautes d’humeur vertigineuses, attaques vocales de natures opposées, le baryton prête son organe à une gymnastique hallucinante, changeant sans cesse de caractère, avec une rapidité souvent brutale. Outre l’excellence de la performance du chanteur, marquée par une maîtrise imparable de son instrument, au service de facéties incroyablement nuancées, il signe, grâce à un indéniable talent d’acteur, une incarnation à couper le souffle qui fera date– osera-t-on parler de folle virtuosité ?... Pendant que les domestiques font apparaître un portrait géant de la belle Matilda en retournant une partie des livres, la thérapie échoue lamentablement. Le meurtre consommé, ils balancent les tomes, les rayons vides découvrant une vue nocturne sur Francfort et ses gratte-ciels.

Enrico fait danser son monde. Les acrobaties auxquelles s’adonnent Matilda et Frida sont remarquablement assumées par Juanita Lascarro, voix puissante à l’aigu fulgurant [lire notre chronique du 5 juillet 2014], et Angela Vallone, très agile. On remarque le ténor clair de Theo Lebow en Carlo, le Dottore solide de Dietrich Volle [lire notre chronique du 6 juillet 2014], l’excellent Sebastian Geyer, baryton corsé, dans le rôle de Tito, enfin la basse enveloppante de Doğuş Güney en Giovanni. Cette production convoque avec avantage les jeunes voix de l’Opernstudio dans un quatuor masculin comique de belle tenue (notons un splendide moment a capella) : les ténors Peter Marsh (Landolfo) et Samuel Levine (Bertoldo), le baryton musclé de Björn Bürger, enfin l’étonnant Frederic Jost, basse dominante.

La bibliothèque prolonge son proscenium de part et d’autre du premier rang de gradins, encerclant vingt-six instrumentistes du Frankfurter Opern- und Museumsorchester. Saluons l’aisance qui caractérise leur interprétation, rythmiquement haletante, sous la direction très lisible de Roland Böer.

BB