Chroniques

par bertrand bolognesi

Madama Butterfly | Madame Butterfly
opéra de Giacomo Puccini

Bregenzer Festspiele / Seebühne
- 22 juillet 2022
Très belle mise en scène n'Andreas Homoki de "Madama Butterfly" à Bregenz
© bregenzer festspiele | karl forster

Après une grande journée bleue, le Bodensee reflète des reliefs menaçants lorsque nous longeons la rive qui mène à la Festspielhaus. Le temps d’encore voir le soleil enfouir sa rougeur sous la ligne des eaux et nous voilà installés dans les rangs, face à la Seebühne. Peu après le début de la représentation, une petite pluie vient rafraîchir le public, puis s’en va comme elle est venue. Avec le souvenir de l’annulation de l’avant-veille pour cause de mauvais temps, le spectateur est inquiet. Vers la fin du premier acte, il aperçoit quelques éclairs au-dessus de cinq ou six bateaux discrets, venus écouter l’opéra dans la limite autoriséedes abords navigables. Mais, quand bien même ces présages l’eut déconcentré de l’action, il aura beau tendre l’oreille, nul grondement atmosphériques ne vient s’ajouter à la musique. Une nouvelle ondée, de même nature, arrose à peine les début du chapitre suivant, quand une troisième, assez enthousiaste, il faut bien le dire, convoque les gestes de protection des plus prévoyants – beaucoup endossent des K-way, voire sollicitent un parapluie, quand nous cessons illico de prendre des notes et fermons notre cahier. Inutile de l’annoncer, tous l’auront compris : dans l’espoir de passer entre les gouttes, c’est-à-dire de ne pas souffrir d’un orage annoncé par la météo pour deux heures du matin dont semble dès lors plus précoce l’arrivée, le Bregenzer Festspiele, fort d’une longue expérience de son climat, enchaîne les trois épisodes et sacrifie l’entracte. C’est sagesse, puisque, par-delà l’alternance peu à peu banale de maigres averses et de bourrasques bien venues, Madama Butterfly se joue ce soir jusqu’en sa conclusion, fort applaudie.

Disons-le d’emblée, il ne s’agit pas d’une Butterfly de plus. Avec la complicité de Michael Levine pour le décor et d’Antony McDonald quant à la vêture, Andreas Homoki signe un spectacle qui fascine. Comme déposée sur les flots, une immense page laisse nonchalamment s’épanouir ses plis. On y distingue le dessin léger d’un paysage à l’ancienne, droit venu des pinceaux japonais – on pense à Tani Bunchō, entre autres. Les silhouettes vont et viennent sur cet espace qui présente l’avantage de générer de nombreuses possibilités de circulation, jusqu’à créer une sorte de cérémonie que magnifient des costumes librement inspirés de la tradition, dont charment les couleurs subtiles. Un heureux pied de la lettre domine la proposition, avec la figuration des femmes et des ancêtres, captivant cortège dont la chorégraphie, que signe Lucy Burge, impose ses rythmes à la vue comme à l’ouïe, toujours en parfaite symbiose avec la geste puccinienne. Ici, nul exotisme primaire : mieux que de regarder un livre d’images sur le Japon d’autrefois, le mélomane est lui-même transporté dans un Nagasaki idéal, à la fin du XIXe siècle. Avec un raffinement inouï, Franck Evin maîtrise les lumières jusqu’à donner l’illusion que le papier se fait tour à tour soie précieuse, hiératique drap de coton ou banquise funèbre. Sur ce plateau des miracles, le miroitement des lueurs se conjugue avec bonheur au travail vidéographique de Luke Halls, la plus probante illustration s’attachant à la géniale invention d’un Bonze froissant les plis de l’étoffe dans la partie haute du dispositif, visage étouffant d’indignation sous un effroyable suaire. Par une direction d’acteurs qui jamais ne cède à une codification trop appuyée, Homoki confronte habilement deux mondes, l’agitation d’Occidentaux aux couleurs pauvrement criardes bouleversant les équilibres au point de susciter cette malédiction. Au drame d’alors s’accomplir dans une dimension nouvelle, celle du rite sacré qui mène Cio-Cio San à répéter l’acte par lequel son père avait héroïquement quitté le monde des vivants. Plutôt que de démultiplier les effets, le metteur allemand d’origine hongroise [lire nos chroniques de Wozzeck, Lohengrin, Lady Macbeth de Mzensk, Der fliegende Holländer, L’amour des trois oranges et Der Zwerg] s’en tient au déploiement inévitable du destin, rehaussé par un brin d’humour (Goro plongeant dans le lac pour échapper à l’ire des dames) et la mélancolique flottaison du prince Yamadori. Une ultime image, forte, emporte la solennité de l’office.

Plusieurs fois évoquée à l’occasion de ce type de représentations, la sonorisation, indispensable dans telle configuration, peut parfois poser des questions. Outre que nous ne saurions nous prononcer quant à l’impact vocal des solistes, nous attachant plus à la perception de l’intonation et des timbres qu’aux qualités de projection, cet aspect technique témoignent de certains choix de ses maîtres d’œuvre. Avouons être gênés par la surenchère qu’Alwin Bösch et Clemens Wannemacher attribuent au registre grave, tant pour les voix que pour l’orchestre, générant un halo souvent disgracieux qui entrave le liant lyrique. Passé ce désagrément, peut-être inévitable – nous ne prétendons pas posséder les compétences nécessaires à imaginer comment l’on eut pu faire différemment –, la subtilité de la lecture d’Enrique Mazzola, au pupitre des Wiener Sinfoniker applaudis hier dans un exercice contemporain de l’exotisme opératique [lire notre chronique de Siberia], ne fait pas l’ombre d’un doute. Transmettant ce qu’il y faut de fougue, de passions et, surtout, de mystère, le chef cisèle le rituel avec une sensibilité contagieuse [lire nos chroniques des 22 février et 21 avril 2007, du 26 janvier 2014, des 23 juillet et 17 décembre 2017 et du 20 juillet 2019, ainsi que notre entretien]. Préparés respectivement par Benjamin Lack et Lukáš Vasilek, les artistes du Bregenzer Festspielchor et du Pražský filharmonický sbor font honneur à la partition.

Félicitant au passage la présence attachante de l’enfant Riku Seewald en Dolore, fils de Cio-Cio San et de Pinkerton, saluons un plateau vocal qui semble bien tenu. On y retrouve quelques chanteurs entendus hier, comme Unnsteinn Árnason en Commissaire impérial, Omer Kobiljak en Yamadori et Stanislav Vorobyov en Bonze. Incisif à souhait, Taylan Reinhard campe un Goro efficace [lire notre chronique de Make no noise]. Hamida Kristoffersen prête à Kate un moelleux rare. Le baryton fluide de Brian Mulligan sied idéalement à Sharpless [lire nos chroniques de La dame de pique, L'Africaine et Œdipe]. Le fin travail de nuances d’Annalisa Stroppa porte haut le rôle de Suzuki [lire nos chroniques d’I puritani et de Nabucco]. Edgaras Montvidas affirme un Benjamin éclatant, également doté d’une flatteuse assise grave [lire notre critique de Vanessa]. Enfin, le soprano ouzbèque Barno Ismatullaeva soigne son chant avec minutie et livre une Cio-Cio San remarquable.

BB