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Chroniques
Wozzeck
opéra d’Alban Berg
En septembre 2015, l’Opernhaus de Zurich présentait Wozzeck dans une mise en scène signée Andreas Homoki. Déjà disponible en DVD (Accentus Music), cette production est remise à l’honneur par le site de l’institution, trois jours durant, afin de pallier la fermeture des salles en période de pandémie. Pour contrebalancer le compte rendu d’un spectacle déjà ancien et beaucoup commenté, rappelons la genèse du chef-d’œuvre bientôt centenaire à l’aide d’un des ouvrages les plus récents sur le sujet, Alban Berg au miroir de ses œuvres (Aedam Musicae, 2019), écrit par Élisabeth Brisson, agrégée et docteur en histoire.
Le 19 février 1837, Georg Büchner meurt du typhus, à l’âge de vingt-trois ans. Il laisse inachevée sa dernière pièce, Woyzeck, laquelle serait publiée à l’état fragmentaire en 1879, puis portée à la scène en 1913. Le 5 mai 1914, Alban Berg (1885-1935) assiste à une représentation. Immédiatement, il veut mettre en musique l’histoire du pauvre soldat tourmenté par ses congénères – on n’ose écrire un autre mot, en souvenir de Colette : « je deviens de jour en jour suspecte à mes semblables. Mais s’ils étaient mes semblables, je ne leur serais pas suspecte… ». L’arrivée de la guerre et le regard désapprobateur de Schönberg sur le sujet choisi retardent le projet sans l’anéantir, car comment Berg pourrait-il repousser des nœuds purement opératiques (jalousie, trahison, sadisme, folie, meurtre, etc.) associés à un anti-héros ? Le livret est achevé par le compositeur lui-même à l’été 1917, la partition en octobre 1921 et l’orchestration en avril de l’année suivante. Des réductions de l’œuvre circulent, envoyées à différentes maisons d’opéra en Allemagne, suscitant l’intérêt du chef Erich Kleiber, à la Staatsoper de Berlin. C’est là que Wozzeck rencontre le succès, le 14 décembre 1925.
Concernant la présentation de ses quinze scènes conformes au schéma traditionnel d’une tragédie (exposition – péripétie – catastrophe), Brisson rappelle que Berg multiplie les indications au crayon : « il ne tient pas à l’expressionnisme, mais souhaite que le lieu des scènes soit facile à comprendre pour le public, que les allusions ne soient pas trop ésotériques, mais que l’ensemble ne soit pas réaliste ». Pour sa part, secondé par Michael Levine (décor et costumes), Homoki, le maître des lieux [lire nos chroniques de Lohengrin, Lady Macbeth de Mzensk, Der fliegende Holländer, L’amour des trois oranges et Der Zwerg], s’inspire du théâtre de marionnettes : les chanteurs adoptent parfois des attitudes figées, des expressions outrées, confrontés aux parois coulissantes rythmant aisément les changements de scène qui les chassent vers les coulisses ou les cintres. Tout éloigne d’une lecture naturaliste, tels le maquillage blanc écaillé et l’enchâssement de mini-scènes aux cadres jaunes – une couleur que le Moyen Âge associait à l’hypocrisie et à la trahison, comme le rappelle l’historien Michel Pastoureau.
Grâce à son expérience du Lied, Christian Gerhaher [lire nos chroniques de Gesangsszene aus Sodom und Gomorra, Szenen aus Goethes Faust WoO 3, Les nuits d’été et Tannhäuser] incarne avec beaucoup de nuances le rôle-titre, partagé entre apathie et exaltation – on dirait, aujourd’hui, bipolaire. Son compagnonnage fonctionne bien avec Mauro Peter (Andres), ténor soyeux affichant une certaine tendresse [lire nos chroniques de Die Zauberflöte et de Wozzeck]. Le vaillant Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Capitaine) s’y distingue avec des aigus solides, Lars Woldt (Docteur) avec une saine ampleur et Brandon Jovanovich (Tambour Major) avec la santé qu’on lui connaît [lire nos chroniques de Madama Butterfly, Tosca, Werther, Jenůfa, Die Meistersinger von Nürnberg, Das Lied von der Erde, Lady Macbeth de Mzensk, La dame de pique et Les Troyens]. Le chant facile et chaud de Gun-Brit Barkmin (Marie) en fait une partenaire précieuse pour compléter ce sextuor d’exception [lire nos chroniques d’Eine florentinishe Tragödie, Gloriana, Salome, El público et Lear]. En fosse avec le Philharmonia Zürich, Fabio Luisi se montre souple et coloré, dans un héritage romantique et mahlérien que ne renierait pas Berg, lequel ne rêvait pas Wozzeck en œuvre révolutionnaire.
LB