Chroniques

par bertrand bolognesi

Любовь к трём апельсинам | L’amour des trois oranges
opéra de Sergueï Prokofiev

Komische Oper, Berlin
- 29 octobre 2003
Monika Rittershaus photographie L’amour des trois oranges (Prokofiev) à Berlin
© monika rittershaus

Après Eine florentinische Tragödie et Der Zwerg d’Alexandre von Zemlinsky à La Monnaie [lire notre chronique du 8 février 2003]. Nous retrouvons Andreas Homoki qui signe à la Komische Oper de Berlin un truculent Amour des trois oranges.

Au départ de l’ouvrage, une fable théâtrale de l’illustre vénitien Carlo Gozzi (l’auteur de Turandot), L’Amore delle tre melarance, représentée en 1761. C’est Guillaume Apollinaire qui fera connaître la pièce au metteur en scène russe Vsevolod Meyerhold, toujours en quête d’inspiration pour secouer les traditions. La revue que ce dernier publie en 1914 reprendra le titre de la farce italienne dont le premier numéro propose une traduction russe. En 1918, le jeune Prokofiev quitte Petrograd et les lendemains incertains de la Révolution pour l’Occident : Meyerhold, qui avait nourri le projet de monter son Joueur d’après Dostoïevski – opéra achevé en 1916 qui sera présenté d’abord à Bruxelles et en français treize années plus tard, et dont le public soviétique ne prendrait connaissance qu’en 1963, en version de concert, pour finalement être mis en scène à Moscou en avril 1974, soit plus de vingt ans après la disparition du compositeur –, lui offre cette revue en guise de lecture de voyage. En septembre, le musicien est aux États-Unis et propose à l’Opéra de Chicago son Joueur, ce qui n’était pas si simple puisque la partition d’orchestre était restée en Russie et qu’il lui faut par conséquent la réécrire. Quitte à travailler tant, ne vaut-il pas mieux commencer autre chose ? C’est ainsi que, dans une sorte de fièvre inspirée, Prokofiev écrivit en une dizaine de mois son Amour des trois oranges, en français (livret du compositeur lui-même, aidé de Vera Ianakopoulos) « ... car c’est la langue de la modernité... », dit-il ; Любовь к трём апельсинам, la version russe, verra le jour un peu plus tard. Pourtant, l’œuvre livrée à temps n’est pas montée. Chicago refusant de lui verser le dédit convenu, Prokofiev se fâche au point d’interdire à la maison de monter l’ouvrage par la suite.

La nécessité de gagner sa vie l’emmène de salle en salle en tant que pianiste et à s’embarquer pour l’Europe. Le directeur de la Chicago Opera Compagny est alors remplacé par Mary Garden que tout portait vers la musique « en marche » plutôt que vers les vieilles barbes (ne fut-elle pas la créatrice du rôle de Mélisande ?). Aussi contacte-t-elle Prokofiev qui dirigera lui-même les premières représentations de son opéra à Chicago, dans les premiers jours de janvier 1922. C’est un grand succès public, tandis que la critique se montre boudeuse, voire insultante. Rapidement, plusieurs maisons d’opéra veulent elles aussi monter ce divertissement tellement représentatif des préoccupations des modernes d’alors. Il gagne de nombreuses scènes : New York en février (production de Chicago), Cologne en 1925, Berlin l’année suivante et Leningrad celle d’après. Prokofiev fit une tentative vaine auprès de l’Opéra de Paris en 1931... Deux années après la guerre, c’est Milan qui redécouvrit L’Amour des trois oranges, puis Belgrade et Edimbourg en 1962, Londres en 1963. En France, on se souvient de la production de Lyon, il y a quelques années. La version d’Andreas Homoki s’est jouée au printemps dernier à l’Opéra des Flandres (Gand et Anvers).

Ce soir, le décor reproduit à l’identique la cadre de scène de la Komische Oper, sa frise et ses dorures, en une perspective qui joue sur différentes notions de distance entre plateau et salle, ce qui intègre judicieusement les interventions des Tragiques, des Ridicules, des Lyriques et des Têtes Creuses. Le prisme créé par deux cadres et leurs marie-louises offre les quatre resserrements appropriés. Chaque parti brandit un livre géant en guise de bannière. Il est rare d’entendre des chœurs d’une telle efficacité, surtout que les finasseries rythmiques de cette page n’ont rien d’aisé ; de plus, chacun joue avec conviction et engagement. Les choristes sont en costumes blanc-champagne ; seuls les rôles du conte prennent des couleurs, arborant les emblèmes de leurs fonctions, rôles qu’introduit le Héraut Stefan Stoll d’une basse bien menée.

S’enchaîne le premier acte, à la Cour du Roi de Trèfle, chanté par Carsten Sabrowski dont le gras du timbre, confortablement sonore, construit à lui seul un personnage de père bien intentionné et attachant jusqu’en ses ridicules. Le Leandro de Nanco de Vries est particulièrement risible : jaquette bleu, chapeau de gendarme, faux nez tordu ; bref, un méchant tout droit sorti d’un castelet lyonnais ! Le baryton investit parfaitement le personnage, avec des sourires d’une exquise fausseté, des ronds de jambes toujours d’à-propos, un comportement d’une suintante hypocrisie qui fait plaisir à voir. Vocalement, il s’avère moins présent, tout en sachant usant de son timbre pour sous-entendre des tas de choses dans chaque phrase prononcée. Son acolyte Clarissa est servie par la très musicienne Christiane Oertel – qui sera honorée, après les saluts, du titre de Berliner Kammersängerin.

Herman Wallén propose un Pantalone efficace et Peter Renz un Truffaldino attachant au jeu parfois maladroit. La cuisinière bénéficie du chant soigné de l’excellent Johannes Schmidt. La vilaine Fata Morgana est avantageusement campée par Aurelia Hajek en Dame de Pique aux oreilles de Mickey : voix large, généreuse et expressive accompagnée d’une grande présence scénique (qu’on goûte pleinement dans l’air de la malédiction). Son opposé, le bon magicien Celio, est confié à Neven Belamatic, nettement plus terne. Citons également l’excellent Farfarello de Klemens Slowioczek qui n’est pas le dernier à faire rire le public. Enfin, le Prince hypocondriaque est chanté par le jeune ténor Finnur Bjarnason d’une voix vaillante. Il compose un personnage sympathique de naïveté dont la précision des rires séduit immanquablement. On ne rencontre pas si souvent un plateau vocal tant équilibré que celui-ci.

Décidément, Homoki sait dire les contes. Son univers d’éléments géants (comme dans Der Zwerg) fonctionne parfaitement : cartes à jouer, coquille d’œuf, livres, flacon de médicament plus vrai que nature, etc. Arrondi, le fond de scène permet à la lumière de jouer autant que les acteurs pour créer des déséquilibres suggestifs. L’inventivité de cette mise en scène joueuse manie divinement la bonne humeur. Ainsi Morgana, plutôt que de provoquer la guérison du Prince par une chute inélégante, se voit-elle privée de sa perruque lors d’une rageuse bousculade avec Truffaldino : c’est son crâne chauve qui fait rire le malade imaginaire. Autre trouvaille bienvenue : la célèbre marche survient à l’orchestre tandis que la scène propose une entrée qui n’a strictement rien à voir. Tout cela s’agrémente de beaucoup de personnages nettement dessinés : ceux de la Commedia dell’arte.

Une seule réserve : la tradition de la maison veut que tout y soit chanté en langue allemande, qu’il s’agisse de Rigoletto ou de Carmen. La règle n’est pas toujours heureuse… L’Amour des trois oranges prend au passage des allures d’opérettes que la direction de Mikhaïl Jurowski ne souligne que trop, de sorte qu’on se demande par moments s’il ne s’agit pas d’un peu de Kálmán hybridé à Weill.

BB