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Chroniques
Lucrezia Borgia | Lucrèce Borgia
opéra de Gaetano Donizetti
Si Lucrezia Borgia est le titre le plus connu de l’édition 2019 du Festival Donizetti Opera de Bergame, la représentation n’en réserve pas moins quelques surprises musicales, l’ouvrage étant en effet joué dans la nouvelle édition critique établie par Roger Parker et Rosie Ward. Après la création de 1833 à La Scala de Milan, pas moins de neuf versions postérieures ont été identifiées, dont d’ailleurs deux en français, Lucrèce Borgia en 1841 à Metz et, en 1842, à Versailles avec un titre modifié (Nizza de Grenade) suite au procès intenté par Victor Hugo. La partition que l’on entend ce soir diffère de l’habituelle, principalement par certains ajouts provenant des représentations montées en 1840 pour le Théâtre Italien à Paris.
La nouveauté la plus spectaculaire est l’apparition, après la cantilène d’entrée de Lucrezia, Com’è bello!, de la cabalette Si voli il primo a cogliere, air redoutablement fleuri, long et difficile. Le bagage belcantiste du soprano Carmela Remigio, distribué dans le rôle-titre, lui permet de s’en tirer brillamment : virtuosité bien huilée, belle maîtrise des nuances forte-piano, musicalité sûre. L’actrice se montre aussi très engagée dans le jeu, entre son apparition en mère donnant le sein, puis en loup et bonnet argenté, jusqu’à la fin du spectacle où elle s’écroule sur le corps de son fils empoisonné. La puissance n’est pas insolente, mais convient aux dimensions du Teatro Sociale, y compris dans les moments de déchaînement de son air final, Era desso il figlio mio [lire nos chroniques d’Idomeneo, Il castello di Kenilworth, Anna Bolena et Ecuba]. En prise de rôle, le mezzo Varduhi Abrahamyan compose un Maffio Orsini très crédible, complètement masculin dans ses habits et sa coiffure. Du point de vue vocal, elle ne brûle toutefois pas les planches comme dans d’autres rôles qu’elle a fréquentés dernièrement (on pense à Carmen, Arsace, Malcolm ou Preziosilla). La voix est large, le souffle long, la souplesse appréciable, mais quelques notes dans l’extrême grave sont peu séduisantes, même si son brindisi du second acte, Il segreto per esser felici, est bien en place.
Côté masculin, le jeune ténor Xabier Anduaga (Gennaro), premier prix au concours Operalia en juillet dernier, remporte les suffrages [lire nos chroniques du Siège de Corinthe et de Ricciardo e Zoraide]. Le son est très clair, magnifiquement projeté, certains aigus claironnent de manière étincelante, sans que le chanteur donne la sensation de produire des efforts. Il est aussi capable d’alterner avec des séquences en mezza voce certaines mesures en voix de tête parfaitement musicales. En manteau noir et arborant des blessures au visage, la basse Marko Mimica (Don Alfonso) est un vrai méchant, violent et effrayant. Le timbre est tout aussi noir et ses interventions sont justement sonores, menaçantes et autoritaires, tandis que le registre aigu paraît plus fragile [lire nos chroniques de Lucrezia Borgia et de Norma]. Parmi l’ensemble des nombreux rôles secondaires, les deux ténors Edoardo Milletti (Rustighello) et Manuel Pierattelli (Liverotto) paraissent élégants et crânement projetés – des voix à suivre.
Placé aux commandes de l’Orchestra Giovanile Luigi Cherubini, Riccardo Frizza [lire nos chroniques d’Un ballo in maschera, Tancredi, I Capuleti e i Montecchi, Otello, Norma, Lucia di Lammermoor, Falstaff, Il pirata et Semiramide] se met, en priorité, au service de la partition et des chanteurs. Il s’adapte aux possibilités de chacun, en ralentissant, par exemple, le tempo de la cabalette de Don Alfonso, Qualunque sia l’evento, la superbe voix de la basse étant quand même un peu monolithique et d’une souplesse limitée. Le chef insuffle un certain relief à la musique, y compris dans les récitatifs, mais garde la fosse sous contrôle, au point de donner par moments l’impression d’instrumentistes un peu discrets. On décèle également de légers et brefs débuts de décalage entre l’orchestre et les artistes du Coro del Teatro Municipale di Piacenza, mais la prestation de ces derniers reste globalement dynamique et attentive.
Associée aux théâtres de Plaisance, Ravenne, Reggio Emilia et Trieste, la nouvelle production d’Andrea Bernard [lire notre chronique de La traviata] consiste en un traitement plutôt classique de la pièce, avec quelques touches plus originales, voire décalées. Si les décors d’Alberto Beltrame sont sombres – un monticule de terre à gauche et un autre au fond à droite, derrière un praticable en rectangle surmonté d’un plafond suspendu –, les costumes d’Elena Beccaro sont riches et d’époque. Avant le démarrage de la musique, une saynète en flash-back montre Lucrezia qui donne le sein à son nouveau-né, le repose dans son berceau et actionne une boîte à musique (l’air Com’è bello!), avant que le Pape enlève le bébé dans le dos de la maman. Le plafond à caissons ouvragés et dorés se relève plus tard pour montrer son autre face, toute noire avec le nom BORGIA, duquel Gennaro et ses amis ôteront la première lettre. On casse le berceau à la fin du prologue, et en voilà cinq au cours du deuxième acte, sans doute en écho aux paroles de la Borgia, « cinque son pronti strati funebri ». Quelques images évoquent cependant davantage une petite dose de Regietheater : Don Alfonso faisant mine de tirer une balle de golf avec son club, les choristes qui pratiquent quelques mouvements de gymnastique (pompes et punching-ball sur ours en peluche) ou encore les lumières allumées dans la salle pendant la cantilène de Lucrezia, M’odi, ah! M’odi, io non t’imploro, un peu avant le dénouement.
IF