Chroniques

par bertrand bolognesi

Lancelot
opéra de Victorin Joncières

Opéra de Saint-Étienne
- 8 mai 2022
redécouverte de LANCELOT de Joncières à l'Opéra de Saint-Étienne...
© cyrille cauvet

La collaboration entre l’Opéra de Saint-Étienne et le Palazzetto Bru Zane (PBZ) – le Centre de musique romantique française (Venise) dont volontiers nous relayons les activités depuis une douzaine d’années – n’est pas neuve, s’illustrant il y a huit ans déjà dans la résurrection des Barbares de Saint-Saëns, en version de concert [lire notre chronique du 16 février 2014]. Après les récentes productions scéniques de Dante de Benjamin Godard et de Cendrillon de Nicolas Isouard, l’aventure se poursuit aujourd’hui à travers celle de Lancelot, opéra en quatre actes de Victorin Joncières, sur un livret d’Édouard Blau et Louis Gallet. Depuis sa création, le 7 février 1900 à l’Opéra de Paris, l’ouvrage fut oublié, de même que tous ceux du catalogue lyrique du compositeur parisien, tels Le Sicilien (1859), Sardanapale (1867), Les derniers jours de Pompéi (1869), La reine Berthe (1878) et Le chevalier Jean (1885), sans oublier Dimitri (1876), l’unique de ses opus à être parvenu jusqu’aux oreilles du public d’aujourd’hui grâce au livre-disques paru en 2014, à l’initiative du PBZ, bien sûr [lire notre critique de cette gravure].

Au pupitre de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, Hervé Niquet, maître d’œuvre de l’enregistrement précité, retrouve avec bonheur la musique de Joncières, une musique dont le réjouissant enthousiasme se nourrit de fréquentes réminiscences wagnériennes, tant dans les appels de cuivres que dans l’élan des parties de cordes. À l’instar d’ouvrages créés à la fin du XIXe siècle, comme Sigurd de Reyer (1884) ou, plus encore, Gwendoline de Chabrier (1886), dont la verve se poursuit jusqu’au Roi Arthus de Chausson (1903), la facture musicale de Lancelot associe cependant une couleur nettement française au souvenir wagnérien, présent dans la partition comme dans le choix de l’argument. Si la suavité des premiers pas de l’Acte II lui marie adroitement une fine ciselure verdienne, le ballet-pantomime du III avance une valse souple et colorée d’une frisure hispanisante, alors bien de chez nous depuis Carmen (1875). Cet opéra, dont la brillante succession de six tableaux brefs – guère plus de vingt minutes – force aisément l’applaudissement, investit le drame avec urgence, tout en soignant cette grandiloquence encore de mise avant Pelléas et Mélisande, tant dans des parties chorales cordiales que dans de copieuses volées de cloches (à la fin des deux tableaux du premier acte), convoquant encore le grand orgue romantique pour un final au couvent, façon Gounod, sur hymne religieuse (premier tableau de l’Acte IV). Avec la maestria qu’on lui connaît, Hervé Niquet révèle toutes ces saveurs, animant d’un panache tout particulier la fosse stéphanoise.

Pour la réalisation scénique, Jean-Romain Vesperini, qui signait ici-même Dante évoqué plus haut [lire notre chronique du 10 mars 2019], situe l’action dans une vaste salle de bal à l’apparat néo-antique dont les murs sont ornés des fresques peintes par Burnes-Jones à partir des légendes de la Table Ronde. Les teintes calmes, entre rouges passés, patine d’ivoire et gris obombrés, ainsi que la rigueur des drapés, enfin le trait souvent anguleux de l’ensemble, inscrivent toutefois la scénographie de Bruno de Lavenère dans une datation postérieure : alors que l’œuvre en référence naquit au début de l’ultime décennie du siècle, en plein Art Nouveau (l’artiste décède en 1898), l’œil est plus certainement invité dans un salon Art Déco, à l’aube ou au lendemain de la Grande Guerre. À une vêture féminine qui renvoie aussi bien à la ligne pure parfois arborée par quelques dames en ces temps-là qu’à une imagerie clairement médiévale, la masculine s’en tient à la stricte tenue de cérémonie, créant un uniforme défilé de queues de morue où les individualités se confondent. De fait, c’est dans le giron politique qu’est sertie l’intrigue amoureuse, l’à-propos du metteur en scène ne s’y trompe pas [lire nos chroniques de ses Lucia di Lammermoor et Traviata]. Ces élégantes couleurs délicatement défraîchies prêtent leur lustre de légende aux protagonistes via le maquillage (Corinne Tasso), blêmes faces dès lors rendues picturales dont la lumière de Christophe Chaupin dessine l’échappée du lointain antan. Une seconde scène est posée sur le plateau du théâtre, Table Ronde en tournette à l’inclinaison malléable, parfois jusqu’au vertige d’ailleurs – autrement dit l’échiquier sur lequel se jouent les destins. Sa levée extrême donne naissance à la chambre où le héros blessé est recueilli et soigné. Pour le ballet et les scènes au couvent, un habile jeu de voiles brouille la perception de l’espace pourtant inchangé. Dans cet écrin, Vesperini fait simplement confiance au métier des artistes, sans signer de direction d’acteurs plus affirmée.

Ressortir des cartons une page enfouie nécessite des moyens artistiques irréprochables, sans quoi l’entreprise n’aurait aucun sens. Aussi l’équipe vocale ici réunie honore-t-elle aisément Lancelot de Joncières. Le ténor clair de Camille Tresmontant est parfaitement utilisé pour le rôle de Kadio, sorte de hérault de la cour [lire nos chroniques de Don Carlo, Die Zauberflöte à Toulon et à Tours, Semiramide, Le devin du village, Don Giovanni, Don Quichotte, La Cenerentola et Guillaume Tell]. Le méchant à gants cramoisis, Markhoël qui d’abord tente de forcer son admission à la Table Ronde en menaçant de révéler au roi Arthus les amours de Lancelot, dès lors victime de son chantage, puis le dénonce et l’attire dans une embuscade, est confié à Philippe Estèphe, baryton au timbre corsé et à la couleur belliqueuse à souhait [lire nos chroniques de Peer Gynt, Fantasio, Die Zauberflöte, Carmen et Le comte Ory]. Alain de Dinan, fait chevalier par Lancelot qu’il accueille sur ses terres après le guet-apens, lorsqu’il est cru mort, est fermement campé par le baryton-basse Frédéric Caton. Seule voix non française de la distribution, le baryton polonais Tomasz Kumięga affiche un instrument conséquent qui magnifie les interventions d’Arthus, personnage sombre qui finit par pardonner ; puissant, le chant affirme une autorité certaine, et le fait que la diction de notre langue se place forcément un rien en-deçà de celle de ses partenaires n’est pas gênant et n’atteint point le crédit dramatique, l’Histoire ayant assez donné d’exemples de monarques d’un pays n’en parlant guère l’idiome. On retrouve la ligne vocale bien menée du soprano Olivia Doray dans les accents, fort lyriques, de la jeune Élaine, la fille d’Alain, éprise du chevalier sans nom dont elle a pansé les plaies [lire nos chroniques des Troqueurs, de Carmen, La nonne sanglante, Orphée et Eurydice et La bohème]. Quant à la reine Guinèvre, silhouette hautaine minée par l’inquiétude, puis la culpabilité, le mezzo-soprano luxueusement invasif d’Anaïk Morel lui prête une intonation impeccable, une demi-teinte subtile puis, à l’annonce de la mort de son amant, une saisissante plénitude qui émeut [lire nos chroniques de Dialogues des carmélites, Die schweigsame Frau, Die Walküre, Œdipe, Werther et Ariane et Barbe-Bleue à Lyon puis à Nancy]. Enfin, le rôle-titre impose la voix claire et l’aura héroïque de Thomas Bettinger [lire nos chroniques de Faust et de Lucrezia Borgia], ténor vaillant et sensiblement nuancé qui se fait bon champion de Lancelot.

Après une première donnée avant-hier, Lancelot trouve le succès à l’issue de cette matinée où le public est venu en nombre – programmer des œuvres rares n’est donc point prêcher dans le désert. Dans cette réussite, saluons également les ateliers maison qui confectionnèrent costumes et décors, Maxime Thomas pour la chorégraphie de l’Acte III, assumée par les danseuses Adèle Borde, Romane Groc, Anna Guillermin, Olivia Lindon et Joséphine Meunier, enfin le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire et son chef Laurent Touche dont la prestation honore la partition de Joncières. Une troisième représentation aura lieu mardi (10 mai) : ne vous en privez pas !

BB