Chroniques

par gérard corneloup

Les barbares
opéra de Camille Saint-Saëns

Opéra-Théâtre de Saint-Étienne
- 16 février 2014
Julia Gertseva dans Les barbares, de Saint-Saëns (version de concert)
© charly jurine | opéra-théâtre de saint-étienne

Face à l’avalanche constituée par quatre siècles de productions lyriques ayant scandé l’histoire du genre opéra à travers la planète – opéra-comique et autres opérettes compris, sans parler des genres annexes – et au regard du faible taux d’ouvrages restés sinon au répertoire du moins souvent, voire assez souvent, présentés de nos jours à la scène, le balancier est loin d’adopter la verticale, même en y ajoutant les enregistrements discographiques, live compris. De nos jours, ce n’est qu’une partie fragmentaire de l’ensemble que le mélomane peut voir et entendre… et même entendre seulement. Une question lancinante en découle : dans ce magma, existe-t-il des chefs-d’œuvre oubliés ?

En partenariat avec le Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française, Venise), l’Opéra-Théâtre de Saint-Étienne figure parmi les (quelques) scènes françaises qui tentent de répondre à la chose – à sa façon, c’est-à-dire en ressuscitant des partitions oubliées, sous l’impulsion et la direction de son directeur musical Laurent Campellone. L’exhumation du Mage, grand opéra en cinq actes de Massenet, sur un poème de Jean Richepin, a montré à l’évidence qu’un chef-d’œuvre était caché là et le disque capté à cette occasion confirmait ensuite la chose [lire notre chronique du 9 novembre 2012] – un essai transformé ! Ce n’est, hélas, vraiment pas le cas de la résurrection des Barbares de Camille Saint-Saëns, autre grand opéra en trois actes sur un livret de Victorien Sardou, qui, en version de concert, vient d’ouvrir l’année de la scène stéphanoise. Cette fois, rien du genre « chef d’œuvre injustement oublié » dans cet ouvrage de seconde main, à la plume fatiguée et vraiment peu inspirée du compositeur de Samson et Dalila.

Pour être juste, il faut revenir sur les conditions de gestation de cette commande à la partition d’emblée « bricolée » – et plutôt deux fois qu’une ! On est alors en pleine redécouverte et donc renaissance du théâtre antique d’Orange, jadis construit par les Romains, partiellement détruit au fil des siècles, longtemps encombré par des habitations sauvages, mais sauvé au XIXe siècle et devenant monument historique. On y donne des pièces, mais les gradins ne sont reconstitués qu'à la fin du siècle, suite à la lenteur des procédures d’expropriation. Au début de l’année 1900, le ministère des Beaux-arts décide toutefois de commander une grande œuvre lyrique pour l’y donner en décor naturel.

Le sujet en sera justement puisé dans l’histoire romaine, à partir d’un texte imaginé par le fameux Sardou, mis en vers par le journaliste Pierre-Barthélemy Gheusi (futur directeur de l’Opéra de Paris). L’ennui, c’est que le texte se fait attendre et que Saint-Saëns, qui trouve Orange sinistre et Paris glacial l’hiver, préfère partir composer dans la tiédeur et les charmes de l’Algérie. Les kilomètres s’ajoutent donc aux caractères bien trempés d’un librettiste par définition sûr de lui et d’un compositeur revêche à souhait. Les choses trainent, les relations se tendent, le grand ballet obligé pose problème pour des raisons liées, dit-on, aux horaires de trains devant permettre aux spectateurs non détenteurs d’une automobile de regarder les villes alentour d’Orange, une fois le spectacle achevé. Il faut couper. Le budget à pourvoir pour faire descendre la troupe parisienne en terre provençale pose un autre problème. Finalement, la création de l’ouvrage est ramenée à Paris, en octobre 1901, avant que l’ouvrage ne quitte quasiment la scène pour plus d’un siècle.

Si le livret joue avec la trame basique chère à l’époque (la passion entre un homme et une femme appartenant à deux mondes ennemis), il explore plutôt bien la conception historique de base : la confrontation entre l’univers germain des Grande invasions et la sphère latine de l’Empire romain en pleine déconfiture. D’où des épisodes d’ensembles bienvenus et bien réglés, associant solistes et chœurs, entre un prélude dignement construit, un ballet musicalement insipide et un final mélodramatique à souhait. Le souci majeur, c’est finalement que l’ouvrage accorde à l’élément dramatique une place aussi importante, sinon plus, qu’à la musique. On l’aura compris : voila du théâtre lyrique où les deux composantes sont indissociables, bref où la seule version de concert – avec entrées et sorties incessantes des personnages secondaires et séquences purement instrumentales, parfois d’une rare pauvreté – châtre vraiment l’œuvre.

Vocalement, la distribution ne manque pas d’une qualité globalement séduisante, mais souffre d’une expressivité trop hétérogène. D’où des duos parfois un rien décalés. Anahita du Mage ici-même, le soprano Catherine Hunold (impériale Floria) développe un chant clair, bien timbré, bien conduit, mais celui du mezzo-soprano Julia Gertseva (émouvante Livie) [photo], d’une subtile musicalité dans la demi-teinte, se durcit et s’acidifie à l’extrême dans le forte. La basse Jean Teitgen (Sacaurus) développe une sûreté vocale et une diction sans faille [lire nos chroniques du 17 mai 2013 et du 21 novembre 2012], le ténor Shawn Mathey (Veilleur) [lire notre chronique du 19 novembre 2008] développe un chant moiré et le baryton Philippe Rouillon (Grand Sacrificateur) ne manque pas de musicalité, mais le Marcomir du ténor Edgaras Montvidas [lire nos chroniques du 4 janvier 2014 et du 23 juin 2009] est trop phagocyté par une émission roide et sonore, au détriment des couleurs subtiles qu’exige tout duo d’amour. Les « chœurs-maison » suivent au mieux, tout comme l’orchestre, mais le maestro Campellone a beaucoup de mal à synthétiser ces diverses interventions, s’escrimant à tirer le meilleur de cette partition oubliée… et oubliable.

GC