Chroniques

par bertrand bolognesi

Otello | Othello
opéra de Giuseppe Verdi

The Metropolitan Opera HD Live / Gaumont Capucines, Paris
- 17 octobre 2015
Le terrible Iago de Željko Lučić, tapi dans l'ombre des amoureux : New York 2015
© ken howard | metropolitan opera

Avec l’automne, retour dans les salles de cinéma européennes des fameux directs du Metropolitan Opera. Ce soir, grand spectacle, avec un classique du genre, s’agissant de l’Otello de Verdi. D’emblée la tempête fait rage, dans la fosse vertement tourmentée d’Yannick Nézet-Séguin, fougueux en diable, mais encore facétieux dans son dessin des zéphyrs flûtistiques, annonciateurs des manipulations d’un ex-capitaine s’identifiant lui-même au génie du mal. Dramatique, la vivacité de cette lecture est véritablement excitante, ce qui autorise chanteurs et mise en scène à une interprétation moins appuyée. Au chef revient donc en partie le mérite d’une réalisation éloignée de toute caricature. Tout juste pourra-t-on lui reprocher quelques rubati un rien complaisants qui, à l’instar de la perche d’un micro malencontreusement oubliée dans une séquence de Sydney Pollack désormais célèbre pour ce désagrément, nous éloignent du sujet – las ! Cette exécution demeure de grande tenue.

Étant sous-entendue la réserve qu’impose une transmission HD, il semble bien que la distribution réunie cet après-midi – il est 19h à Paris, mais 13h à New York – réponde idéalement à l’exigence de l’œuvre. La lumière fulgurante d’Aleksandrs Antonenko nous vaut un Otello d’airain, ce dur alliage bien connu des campanologues pour sa paradoxale fragilité : exactement ce qu’il faut à un redoutable chef de guerre qui interroge le ciel sur la fidélité de sa belle. Au fil des productions le ténor letton cultive toujours plus avant son approche d’un rôle où l’on a de cesse de l’applaudir [lire nos critiques du DVD capté à Salzbourg en 2008 et du CD live enregistré à Chicago en 2011, tous deux sous la ciselure de Riccardo Muti]. Il lui apporte aujourd’hui les délices mordorées de l’entrée dans l’âge de la parfaite maîtrise de ses moyens, tant nourrie par l’expérience de cette figure que par le bel avenir qu’elle lui réserve.

Il est de coutume de montrer une Desdemona toute douceur, ce qui ne rend guère crédible la calomnie, sauf à faire du Maure un impétueux imbécile paranoïaque, voire un impuissant. Sans doute avec la complicité du metteur en scène, le soprano bulgare Sonya Yoncheva use d’une distance assez hautaine dans l’élaboration du personnage qui, du coup, se place du côté du mystère. L’éternel féminin ? Seule la voix, passionnée et même sensuelle, pourrait éclairer le mari sur l’amour qu’elle lui voue, n’était sa jalousie maladive. Il faut dire que Dimitri Pittas affiche tout du rival ! Le timbre de son Cassio est immédiatement séduisant, de même que la présence en scène, pas enjôleuse pour un sou mais au contraire spontanément charismatique – à l’issue de la rixe, la candeur éperdue de son aveu damnerait les madones [lire notre chronique du 24 juillet 2011]. À ce même chapitre des ténors potentiellement amoureux, Roderigo, l’ennemi véritable, est fermement campé par Chad Shelton.

Régulièrement présente sur la scène du Lincoln Center, le mezzo-soprano Jennifer Johnson Cano, récemment remarquée en Didon [lire notre chronique du 22 juillet 2015], livre une attachante Emilia dont une certaine noirceur de timbre se révèle admirablement dans la révolte consécutive au meurtre de l’innocente. Saluons également le Montano efficace de Jeff Mattsey, émission évidente et riche couleur, et une incarnation plutôt inattendue : celle de la basse autrichienne Günther Groissböck qui maintes fois comble l’écoute en Fafner, en Landgrave, en Hunding, en Ochs, etc. – comme son italien, son Lodovico est costaud.

Mais c’est indéniablement l’excellent Željko Lučić qui mène la danse. Ceux que rassure un Iago livré d’avance auront été déçus : le sien est secret, jamais ne dévoile son jeu et, bien au contraire, convoque ce que la voix possède de plus doux, de plus suave, tout ce qui inspire la confiance, pour mieux servir ses noirs desseins. Avec une fascinante intelligence du théâtre, le baryton-basse serbe caresse l’oreille d’un moelleux indicible, mû par un legato généreux. Encore est-ce dans une sorte de foi sévère qu’il prononce son credo. Son démon ne charme pas, il est grave, pas l’ombre d’un sourire altère son visage concentré. Le désavantage de ces directs est souvent de montrer de trop près la grimace qui, de loin, est tout juste assez expressive : ce soir, la caméra ne trompe pas, Željko Lučić ne cille pas ; à Otello, comme à Cassio et Roderigo, ses intentions sont impénétrables – « onesto Iago », dit-on.

Avec la complicité de Catherine Zuber qui signe les costumes, le metteur en scène Bartlett Sher invite le spectateur dans le temps de Verdi, mais il le place judicieusement dans l’imaginaire shakespearien avec les décors d’Es Devlin – cloisons translucides donnant l’illusion de niches protégeant quelques vestiges historiques, façade Renaissance ou castel médiéval où sont résumés des espaces intérieurs jamais représentés qu’éclaire savamment Donald Holder. Sa sixième contribution aux saisons du Met’ est étayée par la création vidéastique de Luke Halls (vagues et nuages donnent bientôt naissance à des abstractions dont le mouvement génère une incessante inquiétude). Seule sera bien présente la chambre du crime : si les égarements d’Otello sont imaginaires, c’est à une réalité bien palpable qu’ils le mènent.

Bravo au chœur « maison », fort vaillant, dirigé par Donald Palumbo, avec l’aide d’Anthony Piccolo pour le chœur d’enfants. Cette trois cent trente-troisième représentation new-yorkaise de l’ouvrage est une totale réussite.

BB