Chroniques

par katy oberlé

Eduardo e Cristina | Édouard et Christine
dramma per musica de Gioachino Rossini

Rossini Opera Festival / Vitrifrigo Arena, Pesaro
- 17 août 2023
Stefano Poda signe la mise en scène d'EDUARDO E CRISTINA à Pesaro...
© amiati – bacciardi

La quarante-quatrième édition du Rossini Opera Festival (ROF), fondé en 1980 dans la ville natale du compositeur, a pour particularité de présenter trois ouvrages des plus rares, tous opus de jeunesse et également conçus à partir de sujets historiques. Après Aureliano in Palmira (Milan, 1813) et Adelaide di Borgogna (Rome, 1817) [lire nos chronique des 15 et 16 août 2023], nous découvrons, pour ce dernier soir à Pesaro, le dramma per musica écrit par Andrea Leone Tottola et Gherardo Bevilacqua-Aldobrandini, Eduardo e Cristina, inspiré du livret que Giovanni Federico Schmidt avait livré au compositeur lombard aujourd’hui oublié, Stefano Pavesi (1779-1850), pour son Odoardo e Cristina (Naples, 1810). Pour cette œuvre créée le 24 avril 1819 au Teatro San Benedetto de Venise, Rossini, qui n’eut que très peu de temps pour l’écrire, a largement puisé dans quelques-unes de ses pages antérieures – Adelaide di Borgogna, Mosè in Egitto, Ricciardo e Zoraide et Ermione. Plus surprenant encore, ce pasticcio cite même deux arie de l’opéra de Pavesi, comme le précise le musicologue et historien des esthétiques musicales Andrea Malnati en charge, avec la musicologue Alice Tavilla, de la nouvelle édition critique d’Eduardo e Cristina chez Ricordi pour la Fondazione Rossini. Les deux actes font cet été leur entrée au ROF, complétant donc la présentation de tous les ouvrages du maître qui, pour celui-ci, s’est surtout attelé à la modification des mélodies d’emprunt au nouveau texte et à composer des transitions entre les différents numéros afin de former un tout cohérent.

La production a été confiée à un grand artiste en possession d’un immense métier, à savoir Stefano Poda qui, comme à son habitude, est l’auteur des costumes, des décors, des lumières, de la chorégraphie et de la mise en scène, réalisés avec la complicité de son assistant, Paolo Giani Cei. Poda, auquel l’on doit de véritables chefs-d’œuvre [lire nos chroniques d’Ariodante, Otello, Lucia di Lammermoor, Faust, Turandot, Alcina et Rusalka] et que le Syndicat Professionnel de la Critique saluait par son Prix 2019 pour l’Ariane et Barbe-Bleue monté au Capitole de Toulouse [lire notre chronique du 4 avril 2019], considère cette musique comme une abstraction pure, puisque Rossini lui-même n’a pas hésité à recycler des airs dans des contextes dramaturgiques différents, voire parfaitement opposés. Par ce propos, il invite à entrer dans un univers qui ne sera ni d’illustration ni littéral, comme le prouve la poésie pure devant laquelle le spectateur se trouve. L’omniprésence de silhouettes presque nues, d’une pâleur étrange, enveloppe comme d’une scénographie vivante, mobile et corporelle la narration d’un argument qui n’est donc pas représenté, avec, pour limite à l’arrière, un amoncellement de fragments de statues – fruit de fouilles archéologiques ? dépôt d’un musée d’antiquités ? recèle d’un trafiquant de vestiges artistiques ?... –, membres de pierre qui, dans un entrepôt délimité par des barreaux stricts répondent aux danseurs. On aperçoit aussi des corps en formation, comme une gestation dont l’énigme reste entière quant à savoir si elle donnera naissance à d’autres statues, à d’autres danseurs ou à d’autres soldats que la guerre livrera en pâture à la mort, complice de la folie des rois. Refusant le réalisme et, encore plus, la mode de l’actualisation [lire notre entretien], Stefano Poda esquisse ce symbolisme dans l’esthétique onirique et fascinante qui fait sa signature, où les protagonistes n’ont qu’à se concentrer sur ce qu’ils chantent – c’est à eux qu’il revient de transmettre le premier degré de leurs paroles, quand l’enveloppe générale en magnifie les implications. De même que la présence de l’enfant, tiraillé entre les luttes d’adultes imbéciles, la rencontre de deux corps statufiés fait, pour finir, écho à l’argument : les amoureux sont enfin réunis dans un happy end discret.

À la tête de l’Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI qui confirme la qualité et l’engagement de ses musiciens, Jader Bignamini réussit à passer outre la facture assez disparate de l’œuvre. C’est à lui qu’il revient d’éclairer la grande métaphore scénique déployée pendant trois heures (dont un entracte d’environ trente minutes), en accordant tout le relief nécessaire aux salves de cuivres, à la vivacité globale des parties instrumentales pures qui marquent le climat de guerre et d’adversité : le chef lombard y parvient avec superbe. Alors que le mouvement est toujours lent sur le plateau, la tension n’en finit jamais de croître dans la fosse. Les arie bénéficient d’un accompagnement toujours très intense, même dans les moments d’accalmie où se font entendre des traits joliment réalisés.

Outre les voix, bien entraînées par Giovanni Farina, du Coro del Teatro Ventidio Basso, cinq solistes enchantent le public venu en nombre applaudir la résurrection d’Eduardo e Cristina. Le rôle d’Atlei, l’ami fidèle d’Eduardo, est brillamment tenu par le bon belcantiste vénétien Matteo Roma qui possède une belle étendue vocale ; s’ornant d’une clarté appréciable, le jeune ténor affirme un lyrisme solide dont on pense qu’il s’épanouira d’ici peu encore plus [lire nos chroniques de Moïse et Pharaon, Armida et Lucia di Lammermoor]. Détenteur d’une basse généreuse et d’une technique bien construite, du Russe Grigory Shkarupa incarne un impressionnant Principe Giacomo di Scozia. La ligne vocale est remarquablement conduite et le charisme du timbre rend compte d’une puissance expressive qu’on aimera entendre dans des rôles plus importants [lire nos chroniques de King Arthur et d’Un ballo in maschera]. On retrouve la superbe voix d’Enea Scala en Carlo. D’un organe glorieux, le ténor sicilien apporte à la partie du roi de Suède la pointe incisive qui marque son autorité, puis une humanité inattendue, à la douceur bénéfique, lorsqu’il cède enfin à l’amour de sa fille. Agile, l’artiste assume vaillamment les acrobaties du rôle [lire nos chroniques de La vera costanza, Caterina Cornaro, La Juive, Maria Stuarda, Viva la mamma, Le duc d’Albe, Semiramide à Venise, Guillaume Tell et Otello].

Le couple-titre est lui aussi très bien servi. Le grand mezzo-soprano frioulan Daniela Barcellona, dont l’efficace coloratura reste inchangée, incarne impeccablement Eduardo. La perfection du style est un modèle à suivre pour tout chanteur abordant Rossini, et la densité dramatique placée dans chaque phrase est bouleversante [lire nos chroniques de Don Carlo, Samson et Dalila, Messa da Requiem, Semiramide à Munich, Tancredi, Falstaff et Cendrillon]. Et pour Cristina, le festival fait appel à Anastasia Bartoli, soprano aux aigus fulgurants, au format inclassable, qui se révèle habile belcantiste. La puissance du médium peut surprendre ; à coup sûr, elle permettra des emplois verdiens et pucciniens aisément assumés à la fille de Cecilia Gasdia !

Demain, nous quitterons la côte adriatique et traverserons la botte dans sa largeur pour gagner la rive de la mer Tyrrhénienne, vers d’autres aventures lyriques. Au revoir, Pesaro, à bientôt !

KO