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Chroniques
Alcina
opéra de Georg Friedrich Händel
Avec infiniment de plaisir nous retrouvons cet après-midi l’écrin noir et rouge de l’Opéra de Lausanne où découvrir la nouvelle mise en scène de Stefano Poda. C’est ici-même que nous rencontrions le metteur en scène italien à l’occasion de son Ariodante [lire notre chronique du 15 avril 2016] : ainsi, après Faust, Otello, Lucia di Lammermoor, Turandot puis Ariane et Barbe-Bleue [lire nos chroniques de la captation turinoise de l’œuvre de Gounod, celles du 27 mai 2016, du 4 octobre 2017, de la captation turinoise de l’opus puccinien, enfin du 4 avril 2019], est-ce à l’opera seria version Georg Friedrich Händel que revient aujourd’hui l’artiste. Fidèle à lui-même, il fait concourir décor, costumes, lumière, chorégraphie et direction d’acteurs vers la poésie de l’ouvrage sur lequel il se penche. Point de surinterprétation alambiquée dans sa proposition, mais pas plus de soumission timorée à quelque modèle, tout payant qu’il put être : figurant le monde étrange de la magicienne dans un espace flottant dont les facettes recueillent au fil des heures les rayons de la lune, Poda invente une merveille nocturne et inquiétante, traversée de ces brumes léthargiques qu’on appelle des sortilèges. Il s’agit bien ici d’une réalisation absolue, dans le sens où lui-même, assisté de Paolo Giani Cei, en signe tous les aspects, selon une pratique personnelle qui prouve une nouvelle fois, s’il en était besoin, son efficacité dans la portée spirituelle qu’elle atteint [lire notre entretien]. Aussi ne verra-t-on pas l’extrême soin esthétique de cette Alcina comme le témoin d’un maniérisme léger : bien au contraire, la perfection du trait, de la ligne et du geste, en symbiose avec l’exigence belcantiste baroque et avec la ciselure instrumentale, érigent un monde en soi, fascinant, montrant l’héroïne dans sa pure brutalité, pour ainsi dire, lorsqu’au public, loin d’en subir les enchantements, il est donné de la voir marquée par le temps. Sans céder à la tentation de transmettre quelque message, cette production stimule l’imagination de chacun, à peine guidé dans les ténèbres des redoutables artifices alciniens.
À la tête de l’Orchestre de Chambre de Lausanne, l’excellent Diego Fasolis mène la danse avec la saine maestria qu’on lui connaît, main dans la main avec la proposition scénique tout en ne dérogeant jamais à sa fonction de guide des solistes. S’exprimant sur instruments modernes – à l’exception du théorbe et des clavecins, sans omettre les flûtes à bec qui, pour n’être peut-être pas historiquement renseignées dans l’acception stricte de la formule désormais consacrée, s’inscrivent assurément dans le même souci d’authenticité et d’unité des couleurs –, la formation vaudoise respire cependant avec habileté la verve händélienne. Aussi convient-il de saluer, entre autres bonheurs, l’indéniable splendeur du solo de Joël Marosi au violoncelle, variation bouleversante qui clôt idéalement l’expression vocale du désarroi le plus touchant. Avec ce raffinement de la ciselure orchestrale il faut aussi compter sur une inventivité de chaque instant.
Le plateau vocal n’est pas en reste. Le jeune mezzo-soprano Ludmila Schwartzwalder livre sans ciller le court rôle d’Oberto auquel ne manque rien. Plus développée, la partie d’Oronte revient Juan Sancho, ténor incisif à souhait qui, après un début un rien heurté, conforte meilleure assise et porte bientôt un personnage plus attachant qu’il en va d’habitude, grâce à un chant dûment cultivé [lire nos chroniques de Rodelinda, Arminio et Rinaldo, pour s’en tenir au Grand Saxon]. À l’inverse, la généreuse basse de Guilhem Worms semble malaisément contenir des moyens qu’elle a grands et fort beaux : charismatique, son Melisso gagnera quelque avantage dans un dessin moins lâche. Cette représentation se place également sous le signe de joyeuses retrouvailles avec certaines voix, comme celle de Marina Viotti, Bradamante idéale quant au timbre et par le chant parfaitement mené [lire nos chroniques de Manon, Eugène Onéguine, Il barbiere di Siviglia et Boris Godounov]. Félicitons l’Opéra de Lausanne qui toujours offre des distributions vocales ingénieusement choisies, comme c’est encore le cas pour l’agile et infatigable Morgana de Marie Lys [lire nos chroniques de Lotario et de La Cenerentola].
Sans faute, encore, que d’avoir confié les rôles de Ruggiero et d’Alcina à Franco Fagioli et à Lenneke Ruiten ! Le contreténor argentin affirme une fois de plus la maîtrise de son organe, l’endurance et la fantaisie dans une incarnation vocale diablement acrobatique dont la quasi-folie pourrait à elle seule traduire la dépendance magique sous laquelle se trouve le personnage [lire nos critiques des CD Caldara et Porpora, ainsi que nos chroniques du 10 janvier 2013, des 6 mai et 6 décembre 2014, du 4 décembre 2015, du 16 septembre 2016, du 15 janvier 2018 et du 23 juillet 2019]. Enfin, l’art de la nuance, la présence dramatique, la palette de couleurs de Lenneke Ruiten et son indicible sûreté d’intonation magnifient le rôle-titre et force l’admiration [lire nos chroniques de Rinaldo, Hamlet, Così fan tutte, Lucio Silla, Der Freischütz et Armida].
BB