Recherche
Chroniques
Falstaff
opéra de Giuseppe Verdi
On connaît certaines des propositions visuelles du metteur en scène Barrie Kosky, souvent décalées, novatrices et osées [lire nos chroniques de Die schweigsame Frau, Saul, La foire de Sorotchintsy, Die Meistersinger von Nürnberg, Pelléas et Mélisande, Agrippina, Le prince Igor, The Bassarids, Moses und Aron, Der Rosenkavalier et Le coq d’or]. On retrouve ces ingrédients dans le nouveau spectacle du directeur de la Komische Oper de Berlin, coproduit avec l’Opéra national de Lyon et le Théâtre Bolchoï de Moscou. Les ingrédients et leur dosage sont justement essentiels, ce soir, dans le traitement de l’opera buffa de Verdi qui tourne à volonté autour de la nourriture et des recettes de cuisine.
Au lever de rideau, l’auberge de la Jarretière comporte des petites tables dans sa vaste salle dépouillée au papier peint vert, mais c’est Falstaff qui, derrière le plan de travail du centre, débite les légumes au hachoir. Il est cuisinier et non client, en tablier blanc qui laisse voir brièvement ses fesses nues lorsqu’il se retourne. Le rapport au livret d’Arrigo Boito est cependant maintenu, en particulier la consommation de bouteilles de vin par Sir John, comme lorsqu’il en verse le contenu dans la préparation en cours (Oste! un’altra bottiglia). Des recettes sont lues au micro pendant les précipités entre les tableaux successifs, ainsi que celui entre les deux premiers actes, alliant ainsi l’utile (changements de décors derrière le rideau) à l’agréable et à l’humour, la lecture insistant avec sensualité sur de nombreux mots.
On reste dans cette vaste salle pour figurer la demeure de Ford, meublée d’un unique canapé, en compagnie des commères costumées de robes aux couleurs vives par Katrin Lea Tag – des femmes d’allure sophistiquée, à l’exception de la plus sobre Nannetta. Dans le second tableau du deuxième acte, c’est à un atelier pâtisserie que participent les dames, Mrs Quickly se faisant un plaisir visible de goûter aux desserts. Un grand lit avance lorsque s’écartent les parois du fond, lui aussi décoré et entouré de multiples gâteaux pour accueillir Falstaff. Le choix de conserver le même espace de jeu pour la dernière partie après l’entracte peut toutefois constituer une faiblesse de la scénographie. La pénombre règne, cette fois, mais dans un dénuement tel qu’on y perd le mystère du parc de Windsor, ses bruits et bruissements nocturnes, son grand chêne aux feuillages faussement inquiétants.
On pouvait avoir des doutes sur la distribution du rôle-titre à Christopher Purves, la dernière participation du baryton britannique au Festival d’Aix-en-Provence remontant à 2012 pour la création in loco de Written on skin de George Benjamin [lire nos critiques du DVD et du CD]. L’accent manque d’un soupçon d’italianità et plusieurs aigus semblent émoussés, mais la générosité et l’intelligence de l’interprétation emportent tout. On se laisse vite prendre par ce tourbillon plein d’humanité. Sa vis comica est évidente, ne serait-ce que lorsqu’il porte différentes perruques et costumes, dont un aux mêmes motifs que le papier peint. Il faut le voir serrer sa chère bouteille contre le visage en début de troisième acte, puis croquer avec bel appétit un morceau de pain, après avoir détaché l’une des deux baguettes qui figuraient les cornes sur sa tête.
Habitué aux grands rôles dramatiques, Stéphane Degout prend un plaisir communicatif à endosser les habits de Ford, personnage très rigide dans son costume gris trois pièces. Il se métamorphose ensuite en faux Signor Fontana en habit blanc, rose rouge à la boutonnière et perruque noire gominée. La voix projette une puissance assez considérable, d’une égale qualité sur toute l’étendue du registre. Les ténors Gregory Bonfatti (Dottor Cajus) et Rodolphe Briand (Bardolfo) sont bien en place, tout comme Antonio di Matteo (Pistola), basse au timbre sombre. Juan Francisco Gatell (Fenton) et Giulia Semenzato (Nannetta) forment un charmant couple, lui ténor d’école belcantiste et de couleur méditerranéenne, elle dotée d’un instrument assuré et agréable, aux aigus aériens. Parmi les commères, Carmen Giannattasio (Alice Ford) est celle qui fait entendre la voix la plus corsée, sans doute un peu lourde par instants et manquant de souplesse. Antoinette Dennefeld (Meg Page) conserve davantage de sobriété dans le volume, alors que Mrs Quickly n’est pas forcément l’emploi qui met le mieux en valeur les formidables moyens de Daniela Barcellona. On apprécie ses graves profonds (« Reverenza ! »). En tout cas, tous les interprètes paraissent prendre beaucoup de plaisir à jouer en chantant sur scène, dans une cohésion sans failles.
C’est Daniele Rustioni qui assure la coordination d’ensemble, au pupitre des impeccables Chœur et Orchestre de l’Opéra national de Lyon. Le chef italien est d’ailleurs un spectacle à lui tout seul, ouvrant grand la bouche en même temps que chaque protagoniste prononce le texte chanté, et mimant certains gestes en s’amusant sur son podium autant que ses collègues sur le plateau. On sait la difficulté de diriger dans la cour de l’Archevêché, devant une fosse peu profonde et d’une extrême largeur : la performance est donc d’autant plus remarquable dans une partition aux rythmes souvent piégeux, aux nombreux contre-temps et changements de tempo. Ceci est aussi vrai pour le Tutto nel mondo è burla conclusif, donné par les choristes étirés sur toute la largeur du cadre de scène – un final d’une énergie revigorante et stimulante, salué avec enthousiasme par le public.
IF