Chroniques

par irma foletti

Don Carlos
opéra de Giuseppe Verdi

Opéra royal de Wallonie, Liège
- 8 février 2020
Une nouvelle production de "Don Carlos" de Verdi,à Liège, en version originale
© opéra royal de wallonie

Don Carlos, chef-d’œuvre de Verdi, a fait l’objet, dans sa version originale française en cinq actes, de plusieurs productions ces dernières années, dont celles, notables, de l’Opéra national de Paris et de l’Opéra national de Lyon [lire nos chroniques du 25 octobre 2017 et du 20 mars 2018]. Mais l’Opéra royal de Wallonie propose aujourd’hui une version encore plus riche musicalement, celle écrite à l’origine par le compositeur en 1866, dite des répétitions parisiennes, avant les nombreuses coupures effectuées par la suite, ainsi que l’ajout du ballet en vue de la première à la salle Le Peletier. Avec plus de quatre heures de musique, à Liège, les compléments permettent d’apprécier encore mieux les détails de certaines intrigues, de développer davantage les relations entre les protagonistes. Les différences sont les plus nombreuses au cours de l’Acte IV, en particulier la confrontation entre Élisabeth et Eboli qui prend une longueur et une dimension supplémentaires, et puis, entre autres, le Lacrymosa du Requiem, chanté par Philippe qui déplore la mort de Rodrigue, passage non entendu (pour ma part) à la scène depuis les représentations du Théâtre du Châtelet, en 1996.

On peut compter sur le chef Paolo Arrivabeni, excellent serviteur du répertoire verdien [lire nos chroniques de Rigoletto, Otello, Macbet, Simon Boccanegra et I due Foscari] et directeur musical de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège de 2008 à 2017, pour mener l’entreprise à bon port. Dès les premières mesures, on perçoit une grande profondeur, des attaques marquées avec caractère, des cordes à l’unisson et des cuivres brillants. Tout juste pourra-t-on détecter de fugaces imperfections au cours de la soirée, mais le violoncelle solo, qui introduit puis accompagne le grand monologue de Philippe II au début du IV, est absolument splendide, comme rarement entendu. Le Chœur également, même si ce n’est pas la scène de l’autodafé en fin du III qui impressionne le plus, fait montre d’une cohésion suffisante et d’une synchronisation appréciable lorsque les groupes sont séparés entre plateau et coulisses. C’est l’homogénéité du son qui peut sans doute être encore améliorée, certaines notes aigües chantées par les soprani ayant tendance à dominer trop largement.

On attendait avec délectation les premiers pas de Gregory Kunde dans le rôle-titre, et nos espoirs n’ont pas été déçus, loin de là. À soixante-cinq ans, le ténor américain n’a certes plus exactement l’âge de l’Infant d’Espagne, mais il n’en demeure pas moins un phénomène vocal sans égal aujourd’hui [lire nos chroniques de Louise, La donna del lago, La clemenza di Tito, Norma, Samson et Dalila, Le prophète, Peter Grimes, Otello au Festival Castell Peralada et à Cordoue, Les Troyens et Doktor Faust]. Dès son entrée en scène Fontainebleau, forêt immense et solitaire, le son est plein, les graves d’une assise de vrai baritenore, les aigus projetés avec véhémence. Le vibrato est développé mais tenu sous contrôle. Le chanteur parvient même à varier par moments l’interprétation avec quelques notes en mezza voce, et le français est d’une qualité superlative. Bref une très grande interprétation.

Seul francophone parmi les rôles de premier plan, le Belge Lionel Lhote réalise un sans-faute en Rodrigue, baryton verdien solide, entre des graves bien exprimés et des aigus très vigoureux, doté d’une grande longueur de souffle lui permettant de poser un élégant style legato sur plusieurs phrases [lire nos chroniques de La Traviata, Ernani et Faust en Avignon et à Liège]. La diction d’Ildebrando d’Arcangelo est moins impeccable en Philippe II : le timbre est d’une noble texture, mais le chanteur paraît s’épanouir davantage dans son registre aigu [lire nos chroniques d’Anna Bolena, Messa da requiem, Le nozze di Figaro et Carmen]. Le grand air Elle ne m’aime pas dégage de l’émotion ; dommage qu’il attaque sa dernière strophe une mesure en avance, ce qui le met dans l’embarras durant le petit temps d’orchestre à le rejoindre. Le Grand Inquisiteur de Roberto Scandiuzzi fait entendre un creux dans le grave bien plus abyssal [lire nos chroniques d’Eugène Onéguine, Simon Boccanegra, La forza del destino, I quattro rusteghi, Ero e Leandro, Don Pasquale, La grotta di Trofonio, Jérusalem et La sonnambula]. Il compose un personnage effrayant au timbre caverneux, accompagné parfois de certains sons fixes, son duo avec Philippe (au IV) constituant l’un des sommets vocaux et théâtraux de la soirée.

Côté féminin, l’Élisabeth de Valois est magnifiquement incarnée par Yolanda Auyanet [lire nos chroniques de Don Carlo, Norma et Robert le diable] : texte compréhensible, séduction vocale, aigus aériens et aisés, en apparence, y compris dans les grands airs, comme ses adieux à la comtesse d’Aremberg ou, au dernier acte, le difficile Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde où seules les notes les plus graves sont bien moins confortables. La princesse Eboli de Kate Aldrich est également une bonne surprise. Le volume n’est pas, de manière générale, surpuissant comme chez d’autres consœurs, mais elle se montre capable d’enfler le son lorsqu’il le faut, comme au cours de l’air O don fatal de belle ampleur. Avant cela, son air du voile rappelle les qualités belcantistes de la chanteuse, entre trilles, souplesse de l’instrument et musicalité, tandis que la diction est aussi satisfaisante [lire nos chroniques d’Eine florentinishe Tragödie, La Cenerentola, Salammbô, Le mage, Olympie et Le prophète]. La distribution des autres rôles est bien assurée, en particulier le Moine sonore et de belle autorité de Patrick Bolleire, ainsi que Thibault défendu par le mezzo prometteur Caroline de Mahieu.

Le spectacle réglé par Stefano Mazzonis di Pralafera, avec la complicité de Gary McCann pour les décors et de Fernand Ruiz pour les costumes, relève d’un classicisme qui pourrait être assimilé à une originalité, tant les productions uniquement figuratives et illustratives ont déserté nos scènes, en ces années de règne du Regietheater. Après le lever du rideau en peinture morte montrant les objets du pouvoir sous l’Inquisition – couronne, mappemonde, balance, bible, mais aussi poignard, crâne, etc. –, l’acte de Fontainebleau est dépouillé et élégant, plateau nu et silhouettes d’arbres noirs se détachant sur un fond blanc. On pousse ensuite quelques éléments de décors pendant les précipités entre scènes et actes successifs, des parois ajourées qui partent en fuite vers une statue de Charles Quint sous une coupole entre deux anges pour le couvent de Saint-Just, puis, pour les jardins, des enfilades d’arches permettant aux femmes de se répartir sur deux niveaux, sur fond de paysages de montagne. On apporte par la suite quatre arbres et une fontaine, et on promène des lévriers dans les jardins de la reine où il fait clair comme en plein jour, « à minuit » pourtant. Après l’entracte, placé entre les deux scènes de l’Acte III, on préfère l’agencement à la fois sobre et brillant de l’autodafé, avec peuple et soldats en cuirasse alignés le long des façades, tandis que le monologue de Philippe dans son cabinet (au IV) est inhabituellement agité : on amène à nouveau un chien à caresser, Eboli lui remet la cassette d’Elisabeth, avant de tomber dans ses bras, puis le roi ne cesse de tourner autour de son bureau. Une grille figure la prison de la scène suivante, avant le retour du couvent et l’image finale où la statue s’ouvre et Carlos part dans la fumée et la lumière blanche.

IF