Chroniques

par françois cavaillès

Le prophète
opéra de Giacomo Meyerbeer

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 30 juin 2017
À Toulouse, Claus Peter Flor joue Le prophète (1849), opéra de Meyerbeer
© patrice nin

Le terme prophète a pris en français un sens nettement péjoratif, alors que dans d'autres cultures, plus à l'ouest, il est depuis peu employé beaucoup plus favorablement pour désigner de grandes figures du siècle dernier – Bob Marley, le héraut rastafari, ou encore le dernier Prix Nobel de littérature, Bob Dylan, qui a vite rejeté cette appellation générationnelle. À l'opéra, aux États-Unis, le bon pouvoir divinatoire est même le thème fondamental de la première œuvre originale du genre, Treemonisha (1911) de Scott Joplin (sur l'avènement d'une jeune femme instruite dans une plantation du Sud, inspiré notamment par Die Zauberflöte de Mozart) [lire notre chronique du 31 mars 2010].

Avec le retour au Théâtre du Capitole du grand Prophète de Giacomo Meyerbeer, succès mondial à sa création à Paris en 1849, mais ensuite devenu très rare, on replonge avec plaisir dans la vieille conception européenne de l'augure, telle que donnée par le livret d'Eugène Scribe. Il s'agit de décrire de manière romancée l'ascension au trône, sous influence anabaptiste, du tyran de Münster en Westphalie, Jan Bockelson, dit Jean de Leyde (1509-1536). Sur la scène toulousaine, le spectacle de près de quatre heures s'avère une expérience forte et singulière dont le mérite tient à la grande variété du chant, la musique en général et la mise en scène.

L'entrée en matière exige beaucoup. Comment pénétrer cette foule de Quakers (emprunt pratique du cliché anglo-saxon pour représenter les mystérieux anabaptistes) serrée dans un semblant de champ de blé, sur un fond de scène noir en permanence ? Le chœur La brise est muette, le jour est serein ! ondule à peine, sous une jolie lumière dorée (Guido Petzold) ; puis, par une brutale transition orchestrale emportant chacun comme une bourrasque, ne reste plus que l'amoureuse de Jean, la jeune Berthe, tenue par l'éblouissante Sofia Fomina. Légers oiseaux, volez vers sa demeure / Et que vos chants lui disent mon amour : voici un soprano de rossignol pour une cavatine bien applaudie (« sa voix faisait comme des bulles dans un pot d'argent », aurait dit Oscar Wilde).

La mélodieuse annonce de Fidès, mère de Jean, puis le cantique entonné par les trois ministres populistes Jonas, Zacharie et Mathisen assurent de la belle originalité de la musique, avant que séduisent complètement la puissance alerte et la verve, particulièrement présente chez la basse Dmitri Ivachtchenko (Zacharie), jusqu'au sublime fracas militaire ponctué par une vibrante coda – aux armes ! À travers l'Acte II, le cantique du roi-prophète et son fascinant prélude flûté, ainsi que la pastorale suivante (presque une berceuse, bien mise d'une pincée de harpe), sont l'apanage du ténor John Osborn (Jean), si agréable, plein de maîtrise et de vivacité. Fi de l'accalmie générale, les menaces reprennent de plus belle par la voix autoritaire et vigoureuse du comte d'Oberthal incarné par le baryton Leonardo Estévez.

À partir de l'Acte III, le spectacle prend des proportions considérables. La pompe des costumes laisse place aux élans de violence furieuse sur un champ de bataille enfumé, grâce aux admirables réalisations du décorateur Alessandro Ciammarughi. La valse et le virevoltant ballet des fermières offrent ensuite, dans la chorégraphie de Pierluigi Vanelli, un divertissement au ton mutin.

Soufflant le chaud et le froid, osant illustrer le propos d'images fortes (lynchage, pendaison, carcasse de bœuf éviscéré, affiche d'un visage criant, tordu de douleur, etc.), le metteur en scène Stefano Vizioli ménage, entre les anabaptistes et le Oberthal, le comique du serment – parenthèse bouffe très réussie grâce aux ressorts d'Ivachtchenko, du ténor Mikeldi Atxalandabaso (Jonas) et de la basse Thomas Dear (Mathisen). Survient une prière sarcastique à souhait et l'efficace rixe autour du feu, sans négliger le prochain grand tableau de ferveur agenouillée, aussi beau que le chant de John Osborn qui subjugue l'assemblée (Jean de Leyde).

Respectivement dirigés par les fidèles du Capitole, Alfonso Caiani et Claus Peter Flor, Chœur et Orchestre maison soulignent ensuite à merveille l'éclat et la nervosité de la guerre civile qui couve. Tant de soin dans les détails sur scène (ainsi l'ornement céleste nocturne à point nommé pour orner l'hymne triomphal du soir, au III, ou bien le fond brumeux pour accompagner justement le confondant duo entre Berthe et Fidès, pleurant la perte de Jean, au IV), cela n'a d'égal que l'attention et l'exécution brillantes en fosse (le fantastique prélude à la complainte de la mendiante ou encore le grandiose de la marche au sacre du cinquième acte). De superbes tableaux, tel le faste final du IV avec la participation pleine de naturel de la Maîtrise du Capitole, mènent dans un autre espace-temps, au grand ravissement de tous les amateurs d'opéra, sous le choc d'une œuvre paraissant aujourd'hui surdimensionnée.

En fin de compte, le plus impressionnant vient peut-être, avec la force tellurique du dénouement, des chanteurs qui sont élevés jusqu'au prodige par des scènes incandescentes. La merveilleuse Sofia Fomina (Berthe) frise la perfection et Kate Aldrich (Fidès) atteint au sublime dans leur duo plein de transport (IV), dans l'impossible deuil de Jean. Ce sentiment de perte totale de contrôle de soi s'exprime paradoxalement en pleine maîtrise d’un art si difficile. Hallucinée, déchirante, au seuil du délire, le célèbre mezzo-soprano étatsunien est inoubliable de grâce, de passion et d'abandon dans ce rôle monumental.

Et où donc se jette ce grand fleuve lyrique qui charrie tant d'émotions ? Pour en tracer d'un trait le cours, il serait Le prophète du combat pour la liberté, celle des paysans oppressés et celle des amoureux étouffés (Jean, Berthe et Fidès). À la même source sera écrite, il y a tout juste cinquante ans, la chanson Selassie is the chapel, et la lutte d'autant mieux reprise, par un jeune Jamaïcain surnommé Tuff Gong (dur comme un gong)... le futur précurseur du reggae, Bob Marley.

FC