Chroniques

par gilles charlassier

Carmen
opéra de Georges Bizet

Opéra des Nations / Grand Théâtre (saison hors les murs), Genève
- 10 septembre 2018
une nouvelle Carmen à Genève ! Opéra des nations, ouverture de la saison 2018/19
© gtg | magali dougados

Les travaux rencontrent souvent des difficultés avec les calendriers prévisionnels. Ceux de la place de Neuve, à Genève, n'y échappent pas : un délai supplémentaire lié à des infiltrations imprévues contraint le Grand Théâtre à poursuivre sa résidence à l'Opéra des Nations pour le début de sa saison 2018-2019. La programmation s'en trouve sensiblement remaniée. Ainsi en est-il de la Carmen d'ouverture, commandée, un peu plus tardivement que les usages consacrés par les exigences de visibilité pluriannuelle du monde lyrique, à Reinhild Hoffmann. La chorégraphe septuagénaire, qui avait signé il y a quelques mois le ballet Callas dédié à la diva grecque, propose aujourd’hui sa lecture de l'opus le plus célèbre de Bizet.

L'efficacité visuelle du spectacle porte l'empreinte de son travail de scénographe. Rehaussé par les lumières d'Alexander Koppelmann, qui modulent des pénombres parfois presque cinématographiques, le plateau se met à l'enseigne des archétypes hispaniques, sans céder pour autant à la pacotille du pittoresque – dessinés par Andrea Schmidt-Futterer, les costumes se révèlent au diapason de cette économie. Condensation symbolique des feux du soleil andalou comme de la passion fatale, un éventail noir tient lieu de rideau de scène, plaçant chaque acte dans l'interstice entre le dépliage et le repliage de l'accessoire en grand format. Modulable, le décor de contreplaqué clair utilise habilement la fonctionnalité des éléments, entre évocation poétique et minimalisme. En position verticale, les tables délimitent les murs de la manufacture de tabac quand, à l'horizontale, elles campent l'auberge de Lillas Pastia ; en amoncellement avec les chaises sous un éclairage entre chien et loup, c'est une topographie montagnarde, refuge des contrebandiers avant de se réunir en enceinte, celle des arènes de Séville. La plasticité du résultat prévaut sans doute sur la vitalité théâtrale pure : plus que le renouvellement iconoclaste, la mise en scène favorise la lisibilité du drame, sans excès de sentimentalisme, jusque dans la parabolique doublure pantomime, la gitane et un compagnon masculin au masque de squelette, évidente image de la mort, assumée par Brigitte Cuvelier et Jean Chaize, comme un jalon dramaturgique.

Répartie en deux alternatives, pour affronter la série de dix représentations autant que laisser une chance à davantage de gosiers, la distribution mêle les idiosyncrasies. Dans le premier cast, l'héroïne-titre déploie une séduction çà et là musquée, un rien allophone, avec la vibrante Ekaterina Sergeeva. Le mezzo russe se distingue par la rondeur du timbre autant que par une incarnation engagée. Sébastien Guèze lui donne la réplique en Don José éperdu d'amour et de jalousie, avec une fébrilité reconnaissable, funambule expression de la meurtrissure passionnelle. La valeureuse Mary Feminear résume la naïveté et la force des sentiments de Micaëla ; le soprano étasunien teinte sa diction d'un exotisme différent de celui attendu par l'intrigue. Ildebrando D'Arcangelo affirme un Escamillo matamore, gourmand en graves, jusqu'à des camaïeux d'engorgement et de grisaille nasale.

Héloïse Mas et Melody Louledjian forment en Mercédès et Frasquita une paire suffisamment différenciée. La jeunesse du Dancaïre d'Ivan Thirion ne l'empêche pas d'exercer une autorité complice sur le Remendado clair de Rodolphe Briand. Le Moralès de Jérôme Boutillier respire le plaisir de l'assurance du métier, déployant une ligne supérieure à celle, un peu épaisse, du Zuniga de Martin Winkler. Mentionnons les interventions parlées d'Alonso Leal Morado, Lillas Pastia non dénué de gouaille.

Préparée par Magali Dami et Fruzsina Szuromi, la Maîtrise du Conservatoire populaire de musique, danse et théâtre se joint au Chœur du Grand Théâtre de Genève, soigneusement dirigé par Alan Woodbridge. À la tête de l'Orchestre de la Suisse Romande, John Fiore souligne la sensualité colorée de la partition. Attentive au dessin et à la texture, sa baguette donne la parole aux pupitres et tend à privilégier la pesanteur sonore à la fluidité rythmique. En témoigne la densité de l'Ouverture, avant de s'équilibrer par la suite.

GC