Chroniques

par bertrand bolognesi

bel anniversaire, Péter Eötvös !
Katharina Kammerloher, Xavier de Maistre, Artavazd Sargsyan, Lambert Wilson

Maîtrise, Chœur et Orchestre Philharmonique de Radio France, Gergely Madaras
Auditorium / Maison de la radio et de la musique, Paris
- 18 janvier 2024
Le harpiste Xavier de Maistre et le chef Gergely Madaras célèbrent Péter Eötvös
© radio france | christophe abramowitz

Deux créations mondiales et une création française, pour ce concert qui, en l’Auditorium de la Maison de la radio et de la musique, célèbre le quatre-vingtième anniversaire de Péter Eötvös, né le 2 janvier 1944 dans l’actuelle ville roumaine d’Odorheiu Secuiesc, alors hongroise et dénommée Székelyudvarhely. Tandis qu’en amont l’Opéra national hongrois (Magyar Állami Operaház) fêtait le compositeur avec la première, le 2 décembre dernier, de son nouvel opéra Valuska, conçu d’après La mélancolie de la résistance, roman de László Krasznahorkai (Az ellenállás melankóliája, 1989 ; version française de Joëlle Dufeuilly, Éditions Gallimard, 2006) ayant fait l’objet d’une adaptation cinématographique (Béla Tarr, Werckmeister harmóniák, 2000) – nous en reparlerons bientôt –, Paris lui rend hommage depuis le 10 janvier, à travers un concert donné par l’Ensemble Intercontemporain dont il a été le directeur artistique de longues années durant, puis le colloque Théâtre musical, théâtre instrumental dans l'œuvre de Péter Eötvös tenu à l’Ircam les vendredi 12 et samedi 13 [consulter les quatre vidéos mises à dispositions sur YouTube : épisodes 1, 2, 3 et 4]. Alors que les deux concerts (celui de l’EIC et celui de ce soir) devaient être dirigés par le maître, des raisons de santé en décidèrent autrement, si bien que David Robertson le remplaçait le 10 et qu’aujourd’hui, il revient à l’excellent Gergely Madaras [lire nos chroniques de Die Zauberflöte, Madonna of Winter and Spring, Inori, A Shropshire lad et Danses populaires roumaines] d’officier au pupitre de l’Orchestre Philharmonique de Radio France ainsi qu’avec le Chœur de Radio France.

La première des deux créations s’appelle Treize haïkus pour chœur d’enfants. Il s’agit d’une commande de Radio France. Elle prend appui sur des haïkus des poètes japonais Miura Chora (1729-1780), Kobayashi Issa (1763-1828), Yasui (dates inconnues), Morikawa Kyoroku (1656-1715), Uejima Onitsura (1661-1738), Yosa Buson (1715-1784), Arakida Moritake (1473-1549) et Matsuo Bashō (1644-1694), traduits en langue française par l’écrivain nancéien Roger Munier (1923-2010). Très important dans l’univers de Péter Eötvös qui en abordait une première fois la culture au début des années soixante-dix, le Japon lui inspira plusieurs œuvres, dont Harakiri imaginé à la suite du suicide rituel de Mishima [lire notre chronique du 9 juin 2006] et l’opéra Lady Sarashina [lire notre chronique du 11 mars 2008], la mise au monde du fameux Trois sœurs d’après Tchekhov ayant été par ailleurs confiée au chorégraphe japonais Ushio Amagatsu [lire notre chronique du 24 mars 2012]. Chacun des mouvements découverts ce soir se concentre sur un animal. Ainsi de la bouscarle diphone (uguisu) pour les haikus 1, 2 et 3, de l’alouette (4 à 6), du moineau (7), du papillon (8 à 10), enfin de la grenouille, pour les trois derniers. Les jeunes chanteurs de la Maîtrise de Radio France font une entrée faussement désorganisée dans un babillage vigoureux qui tient de l’adroite piaillerie. Alors que l’ensemble semblait se placer dans une inscription joueuse et joyeuse, l’énigmatique papillon posé sur la cloch’ du temple amène bientôt une tristesse certaine, quand bien même la facture onomatopéique maintient un sourire relatif dans l’assistance. Sous la battue de Sofi Jeannin, les maîtrisiens signent une exécution qui paraît fort probante, quittant le plateau en singeant les grenouilles qui aboient à l’été. Écrit une première fois en 1956 par un Eötvös de douze ans, puis révisé en 2006, Egyedül (Solitude) poursuit ce soir l’aventure chorale enfantine, chantée cette fois en langue originale magyare. Ces cinq minutes méditatives sont particulièrement émouvantes.

Loin de dédaigner le genre concertant, Péter Eötvös y contribue avec une constance et une inspiration enthousiaste, comme en témoignent Seven, DoRéMi et Alhambra [lire nos chroniques du 22 mars 2009, du 22 novembre 2014 et du 11 septembre 2019] ainsi que Dialog mit Mozart, Cziffra Psodia ou encore Focus [lire nos chroniques du 21 février 2020, du 7 novembre 2021 et du 24 novembre 2022]. Commande conjointe de l’Orchestre symphonie de la NHK Tokyo, de l’Orchestre de la Suisse romande, du Rundfunkorchester Berlin, du Musikverein de Vienne, de la Casa da Música Porto et de Radio France, son Concerto pour harpe est composé en 2022 et 2023 pour Xavier de Maistre [lire nos chroniques du 22 juin 2013 et du 28 juin 2016]. Il revient de fait à la harpe de l’ouvrir en solo, dans un prélude proprement ravélien qui revendique une claire couleur française que la suite de l’œuvre de quittera pas. Avec ses trois chapitres (Allegro e felice Calmo, ma non troppo – 3ème mouvement), ce Concerto s’apparente à ses grands aînés d’autrefois. « Je trouve la plupart des concerti existants très bien écrits pour harpe, mais ils ne s’aventurent guère dans les modernités des dernières décennies. C’est pourquoi j’ai essayé de nourrir l’écriture de harpe d’éléments plus actuels et de l’associer à un petit orchestre », commente lui-même Eötvös (brochure de salle). Le savoir-faire de l’orchestrateur s’impose dans cette page très raffinée que traversent quelques citations, mais encore un motif de trois notes, omniprésent dans la troisième section.

Il y a sept étés, nous découvrions Halleluja–Oratorum balbulum lors de sa création mondiale au Salzburger Festspiele où Daniel Harding dirigeait le Chœur de la Radio hongroise (Magyar Rádió Énekkara) et les Wiener Philharmoniker, tandis que la partie du narrateur était confiée Peter Simonischek qui nous quittait au printemps dernier [lire notre chronique du 30 juillet 2016]. Depuis, nous avons pu retrouver l’œuvre grâce à l’enregistrement effectué par Péter Eötvös lui-même à la tête du WDR Sinfonieorchester et de son chœur [lire notre critique du CD]. Commencé dans une dérision souvent mordante, l’oratorio bénéficie aujourd’hui de la présence du comédien Lambert Wilson pour sa première française, qui plus est en version française, ce qui permet d’en goûter plus certainement l’humour. Qu’on ne s’y trompe pas : le texte de l’écrivain hongrois Péter Esterházy, disparu à peine deux semaines avant la création d’Halleluja, affirme un pessimisme assumé qui vient également habiter la partition. Pour finir, après l’alternance de grands moments choraux, pleinement livrés par les artistes du Chœur de Radio France que prépara Lionel Sow, et de cellules solistiques dans lesquelles l’on apprécie la présence chaleureuse du contralto Katharina Kammerloher dans la partie de l’Ange [lire nos chroniques de Gioas, re di Giuda, Le vin herbé et Sleepless] et celle, incisive en diable, du ténor Artavazd Sargsyan en Prophète [lire nos chroniques de L’ivrogne corrigé, Uthal, La reine de Chypre, Proserpine, Le tribut de Zamora, La dame de pique, Missa Solemnis et Frédégonde], l’obsédant motif de Vogel als Prophet (Schumann, Waldszenen Op.82, 1849) retrouve son piano originel. En comparaison du souvenir que l’on garde de la prestation de 2016, Gergely Madaras instille une souplesse bienvenue à cette exécution de belle tenue, révélant tout le relief de l’opus.

BB