Chroniques

par bertrand bolognesi

Gergely Madaras dirige le Savaria Szimfonikus Zenekar
Ágnes Langer, violon – Camille Thomas, violoncelle

Béla Bartók, George Butterworth, Ernő Dohnányi et Edward Elgar
Művészetek Palotája, Budapest
- 23 février 2020
Gergely Madaras et le le Savaria Szimfonikus Zenekar au MÜPA (Budapest)
© attila nagy | müpa budapest

C’est un programme-fleuve que dirige ce soir Gergely Madaras au MÜPA. À la tête du Savaria Szimfonikus Zenekar que l’on appréciait ici-même il y a quelques années [lire notre chronique du 7 octobre 2011] et dont il est le chef principal depuis cinq ans, dans sa ville natale de Szombathely, cette jeune et brillante baguette [lire nos chroniques du 28 décembre 2015, du 23 juin 2017 et du 14 septembre 2018] donne près de deux heures de musique, invitant l’auditoire à un voyage dans le temps avec des œuvres produites entre 1912 et 1928.

Britannique, la première partie du concert est ouverte par A Shropshire lad (Un gars du Shropshire), rhapsodie symphonique que George Butterworth imagina en 1912 comme l’épilogue orchestral de ses Six songs from « A Shropshire Lad » conçues l’année précédente d’après le recueil éponyme du poète Alfred Edward Housman (1859-1936), publié en 1896. Tombé à la bataille de la Somme, le 5 août 1916 – trois semaines après son trente-et-unième anniversaire –, le musicien laissa une quinzaine d’opus dont quelques pages pour chœur et de nombreuses autres pour la voix [lire nos chroniques d’On the idle hill of summer et de The lads in their hundreds]. De cette œuvre que le chef hongrois Arthur Nikisch créait au Leeds Festival en 1913, nous découvrons le lyrisme contenu. À l’appel feutré des altos – Moderato « très tranquille et sans rigueur » – répondent les clarinettes, installant bientôt un échange dont les cordes vont s’étoffer tandis que le motif se concentre dans une transposition d’un timbre moins enveloppant, au cor anglais solo. L’élégie gagne en ampleur après un bref moment plus animé, surligné par quelques mesures de cuivres. Les archets d’alors chanter, de moins en moins timides et toujours plus caressants. Après le retour du motif par le hautbois, le tutti se déploie généreusement, dans une veine tardivement romantique que les couleurs situent toutefois dans une inspiration bien de son temps, quasi-fauréenne. La harpe scande subtilement la réminiscence exquisément surannée au violon solo, puis la rhapsodie retourne à son aube inspirée. La tendresse savamment ménagée durant toute l’exécution laisse une impression rêveuse.

Composé après la Grande Guerre, durant laquelle la plume d’Edward Elgar s’était arrêtée, le Concerto pour violoncelle en mi mineur Op.85 (1919) marque son retour à l’invention. Il s’articule en quatre mouvements. Il y a cinq ans, nous entendions pour la première fois la jeune violoncelliste Camille Thomas, lors d’un fort beau récital à Monte-Carlo [lire notre chronique du 11 avril 2015]. Nous la retrouvons à Budapest, dans l’extravagance heureuse d’un croquis de taffetas violet ! Elle engage vigoureusement l’Adagio dramatique par un récitatif âpre. L’alto donne au mouvement (Moderato) son thème qu’elle conjugue dans une mélancolie confondante. Sur une section presque dansante où se révèle la richesse de sonorité de la soliste, la saine complicité des interprètes fait merveille. Alors que nos orchestres tendent à cultiver une couleur unique, peut-être efficace mais pauvrement uniforme, celui-ci impose une personnalité indéniable dont la saveur jamais ne lasse. L’Allegro molto, enchaîné, explore une veine épique parcourue avec une légèreté radieuse. Au Lied ardent qui s’ensuit, vibrant Adagio, succède le ferme Allegro nettement plus orchestral, introduit par un récitatif sévère, sur le modèle du mouvement initial. Le concerto s’emporte dans un geste flamboyant. Pour remercier le public de son accueil enthousiaste, Camille Thomas offre le fameux El cant dels ocells de Pablo Casals.

Après l’entracte, place à la musique hongroise. À l’été 1928, Béla Bartók couche sur le papier ses deux Rhapsodies pour violon qu’il destine à ses amis et partenaires musicaux, les solistes József Szigeti et Zoltán Székely. D’abord conçues avec une partie de piano, ces pages sont orchestrées dès le début de l’année suivante. Elles obéissent au même plan, droit venu des verbunkos traditionnels de la campagne – danses de recrutement militaire, donc spécifiquement masculines – : d’abord un lassú, mouvement plutôt lent qui manie plusieurs thèmes d’inspiration folkloriste, puis un friss dansant et enlevé. En conviant la soliste Ágnes Langer, le concert s’inscrit décidément sous le signe de la jeunesse. Sans forcer le trait, elle chante admirablement la Rhapsodie n°1, avec un naturel confondant. Avec un soin amoureux, Gergely Madaras cisèle chaque détail, livrant des trésors insoupçonnés dans la partie centrale. Le délicat saupoudrage du cymbalum vient épicer la reprise. Au friss sont développées des demi-teintes délicieuses, dans une inflexion gracieuse et expressive qui en fait virevolter le final. Et sans doute parce qu’un bonheur n’arrive jamais seul, les artistes jouent, dans la foulée, la Rhapsodie n°2, plus chantournée, avec un premier volet énigmatique et moins directement livré. La finesse de cette approche remarquablement respirée porte très haut l’interprétation. Sur un pas relativement mafflu, bien que strictement respectueux des équilibres, le friss s’engage vers des audaces succulentes (la partie de cymbalum !), des textures d’orchestre valeureusement travaillées qu’Ágnes Langer fait irrésistiblement tournoyer. Acclamée, à juste titre, la musicienne livre encore une lumineuse Gavotte en rondeau fort gouleyante (Johann Sebastian Bach, Partita en mi majeur BWV 1006) dont elle façonne adroitement la nuance à chacune des reprises – brava !

Le 22 octobre 1929, à Budapest, la version orchestrée de la Rhapsodie pour violon n°1 voyait le jour sous la battue d’Ernő Dohnányi, l’ainé de quatre ans de Bartók, compositeur et pianiste virtuose. Quoique plus tourné vers l’héritage classique allemand, Dohnányi s’est lui aussi penché sur le folklore, sans aller jusqu’à l’approfondissement ethnomusicologique de son confrère, ou encore de Kodály, enfin de László Lajtha un peu plus tard. Ainsi écrit-il en 1923 Ruralia hungarica, suite pour piano en sept mouvements dont il orchestre cinq extraits l’année suivante [lire notre chronique CD]. Abandonnant les premier et quatrième épisodes, il modifie également l’ordre, le troisième devant le premier, le cinquième passant en troisième position, le n°6 en quatrième, enfin le n°7 en cinquième, seul le deuxième mouvement demeurant à sa place. Cette nouvelle mouture fut créée en 1924 pour célébrer le cinquantenaire de la fusion des villes de Buda et de Pest, de part et d’autre du fleuve. Méditatif et dolent, l’Andante poco moto, rubato fait goûter des bois somptueux dont des cordes straussiennes ponctuent le discours. Voilà bien de quoi révéler les qualités d’un orchestre, aussi le chef en profite-t-il en gourmand. L’extrême raffinement de l’écriture des timbres est inouï. Du tonique Presto, ma non tanto on ne perd rien, et moins encore la pétillante jubilations des fifres ou la cordiale péroraison des cuivres. Après un Allegro grazioso semi-chambriste, doux et bref, adorable, le mystérieux Adagio non troppo décline d’abord un charme orientalisant, puis une verve homérique aux alliages chamarrés. La soirée se conclut dans le babil délirant d’un Molto vivace endiablé.

BB