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Chroniques
trois journées avec Péter Eötvös
Il semble bien que la présence de Péter Eötvös à Caen couronne une dense actualité française, après une soirée Schönberg à la tête du Philhar’, le prestigieux concert du début de ce mois avec Maurizio Pollini, le Quatuor Hagen et Klangforum Wien, et la reprise parisienne de Lady Sarashina à l’Opéra Comique [lire nos chroniques du 23 janvier et du 11 mars 2008]. Tout en offrant un vaste panorama de la musique du Hongrois, le festival Aspects des musiques d’aujourd’hui fait entendre des œuvres récentes, dont certaines pour la première fois chez nous.
À la tête de son ensemble Linea, Jean-Philippe Wurtz [lire notre portrait] fait entendre, samedi après-midi, Octet Plus, hommage d’Eötvös à Stockhausen, disparu un an avant ses quatre-vingt ans ; octet, c’est le huit des huit canaux de mixage utilisés par le musicien allemand dans ses pages électroniques. S’appuyant sur une pièce radiophonique de Beckett, l’œuvre fait appel à un soprano – Allison Bell, à la présence satisfaisante – et à un octuor de vents (flûte, clarinette, deux bassons, deux trombones et deux trompettes). Sans doute dans un souci d’équilibre rendu parfois précaire par l’instrumentarium, l’exécution paraît assez timorée.
Après la journée hongroise du mardi 17 mars, le festival donne son coup d’envoi par un premier concert (vendredi) au grand auditorium. Deux œuvres sont données en création française : Lévitation et Seven. « La musique connaît deux grandes caractéristiques : lorsqu’on la chante, elle est horizontale ; lorsqu’on la danse, elle est verticale, avec une assise dans la terre. J’ai cherché à écrire une musique horizontale qui sache danser sans toucher le sol, en lévitation », confie Eötvös.
Julien Desgranges et Sylvie Manautines sont les deux clarinettes solos de cette page qui convoque également l’accordéon de Sattu Niranen aux côtés des cordes de l’Orchestre de Caen, sous la direction de Mark Foster. L’on y entend un peu du Balcon, l’opéra de 2002 [lire nos chroniques du 25 janvier 2004 et du 28 janvier 2005], où se rencontrent Bartók et Veress dans l’onde vrombissante de la première séquence. La tension se fait délicate dans la suivante, entre un tremolo de cordes à grande échelle, l’acidité fondue de l’accordéon et l’entrelacs mélodique circonscrit des deux clarinettes. Là, oui, la sensation est bien que la musique flotterait. Les caractères instrumentaux se contaminent peu à peu, s’imitent, s’échangent, avant une fin de mouvement raréfiée des clarinettes. La troisième partie fascine dans son mariage : les contrebasses imitent l’accordéon dans l’effet de souffle des harmoniques, tandis que l’accordéon se fait extrêmement égal dans la vibration, comme un archet. Après une section plus rythmique des cordes, soulignée des ponctuations volubiles des clarinettes, le retour au motif initial, avec l’accordéon qui descend progressivement dans le grave, s’opposant délicatement à l’aigu précaire et paradoxal des contrebasses, réinvente cette nostalgie particulière des sifflements de la fin des Trois sœurs. Le dernier moment échange des escaliers infinis où se mêlent quelques stridences expressives.
« Seven est un concerto pour violon. Sur scène, l’orchestre avec le soliste à côté du chef, comme d’habitude. J’ai placé six violons supplémentaires dans la salle, au balcon. Cela crée un espace sonore particulier. La pièce est un mémorial pour les astronautes disparus dans la navette spatiale Columbia [en février 2003, ndr]. Il y a d’abord une grande ariadu violon solo. Le deuxième mouvement évoque l’apesanteur des astronautes. Le troisième regarde du côté de la chose, des moteurs, mais aussi des moments d’adieu. Il y a deux adieux : le premier lorsque les hommes partent pour un voyage dans l’espace, un voyage dont on pense qu’ils reviendront, le second définitif, un salut posthume ».
Se remarque immédiatement l’équilibre acoustique du dispositif symétrique : contrebasses aux deux touches basses du plateau, vents en arc central, violoncelles sur les côtés, violons et altos face au chef, et quatre postes de percussions en haut. À une grande attaque lyrique d’Akiko Suwanai répondent les six violons – six + un = sept, les sept navigateurs disparus en revenant de l’espace. La jeune lauréate du concours Tchaïkovski prête une sonorité fermement colorée à la partie soliste. On retrouve la préoccupation du compositeur pour l’espace acoustique, comme dans nombre de ses créations, induisant un travail des timbres d’une remarquable inventivité – comme les échanges répétés et mobiles de pizzicati dans un halo de cloches-tubes, par exemple. Là encore, les imitations traversent subtilement les pupitres.
« Je ne suis jamais un chef qui dicte ; je dirige, voilà tout ».
Et c’est bien ainsi qu’intervient Péter Eötvös tout au long de ces journées à lui ont consacrées : dans la douceur, l’enthousiasme, travaillant sans cesse sans en donner l’air. Et c’est ainsi qu’est également conçue l’intervention du chef dans Steine, dédié à Pierre Boulez pour ses soixante ans (1985). Les instrumentistes disposent de deux pierres qu’ils frapperont tour à tour, de même que le guide, laissant peu à peu une initiative directrice plus grande à ses partenaires.
Eötvös nous rappelle comment il devint chef d’orchestre et le rôle que joua Boulez :
« J’étudiais la composition à l’Académie Liszt de Budapest. J’y ai obtenu mon diplôme de composition à l’âge de dix-neuf ans, cet âge où l’on vous envoie au service militaire. Je n’avais absolument pas envie de faire le service militaire. J’ai donc demandé une prolongation de deux années pour travailler à un autre diplôme. Mais le temps ne s’est pas arrêté, donc, en 1965, l’heure du service sonnait à nouveau. J’ai réfléchi à ce que je pouvais et voulais faire dans la musique. Je n’étais pas mauvais pianiste, mais envisager une véritable carrière ne me parut pas intéressant ; cela ne me convenait pas. J’avais une certaine expérience de la direction d’orchestre, puisque je travaillais pour les studios de cinéma. J’ai pensé que je pouvais entrer à la classe de direction d’orchestre de l’Académie. Je me suis présenté, et là, ce fut la catastrophe ! On m’a demandé de diriger la Première de Beethoven dont les départs ne sont pas simples à indiquer – aujourd’hui encore, je me demande comment l’on arrive à le faire, ça tient du miracle ! J’ai donné le départ des premiers violons à ma droite alors que, naturellement, ils étaient à ma gauche. Cette erreur parut forcément grossière, alors qu’elle s’expliquait par mon expérience des studios d’enregistrement. Il fallait trouver autre chose. Ayant obtenu une bourse allemande, je suis parti pour Köln en 1966. Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à diriger. Et c’est allé très vite, puisqu’en 1978, Pierre Boulez m’a demandé d’être le chef du tout jeune Ensemble Intercontemporain. L’EIC a été pour moi une formidable école stylistique, grâce à la présence des compositeurs du moment. Berio, Boulez, Messiaen, tous les grands étaient là ! Plus tard, c’est encore Boulez qui m’a proposé d’être le premier chef invité de l’Orchestre de la BBC. Ainsi ai-je pu me perfectionner et me spécialiser dans l’interprétation de la musique contemporaine ».
Un autre aspect de l’univers d’Eötvös survient ici : le rituel, l’humour aussi, la poésie du recours à des sons formés par des objets inattendus – l’on pense au billot de Harakiri, par exemple [lire notre chronique du 9 juin 2006]. Et c’est toujours Mark Foster qui, dimanche après-midi, fermait le festival par une exécution pétillante du jazzique Paris-Dakar (2000) ! Prenons date pour d’autres Aspects… au printemps prochain, et, d’ici là, retrouvons Péter Eötvös, dont on joue en ce moment l’opéra Angels in America (à Francfort), en octobre à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France pour une intégrale Edgar Varèse.
BB