Chroniques

par bertrand bolognesi

Péter Eötvös | Cziffra Psodia pour piano et cymbalum
János Balázs, Miklós Lukács et Mikko Franck

Orchestre Philharmonique de Radio France
Auditorium / Maison de Radio France, Paris
- 7 novembre 2021
création de "Cziffra Psodia" de Péter Eötvös, à Budapest puis à Paris
© avant-hier, au műpa… | dr

Le 5 novembre 1921 naissait à Budapest György Cziffra, musicien prodige qui fit bientôt parler de lui, jusqu’à devenir la référence absolue lorsqu’on parle de l’interprétation de la musique de Liszt, entre autres. Exactement un siècle plus tard, la création mondiale d’une œuvre inspirée à Péter Eötvös par le destin du grand pianiste vit le jour dans la grande salle Béla Bartók du Művészetek Palotája de Budapest (MŰPA), ce bel auditorium dont, depuis la première fois où il nous fut donné de nous y trouver, nous ne nous lassons pas de l’acoustique [lire nos chroniques du 1er juin 2010, des 3 et 4 mars puis du 7 octobre 2011, du 3 juin 2012, du 8 juin 2013, des 12, 13, 14 et 15 juin 2014, des 17 et 19 avril 2015, du 28 mai 2016, des 10 et 14 octobre 2017, enfin des 17 et 23 février 2020].

Commande conjointe du MŰPA, du Cziffra György Fesztivál et de Radio France, associés à l’Orchestre de la Suisse Romande et au Stavanger Symfoniorkester, avec le soutien de la société Covéa Finance, cette page d’une trentaine de minutes, conçue en quatre mouvements enchaînés, s’intitule Cziffra Psodia, Eötvös lui ayant donné pour programme la vie du virtuose tzigane dont les lettres du prénom (dans sa version française, Georges) et du nom forment un thème selon le jeu du cryptogramme, sport compositionnel bien connu auquel il s’adonnait aussi dans Alhambra [lire notre chronique du 11 septembre 2019]. Après en avoir donné la première aux pieds du Pont Rákóczi, avant-hier, l’Orchestre Philharmonique de Radio France et son chef Mikko Franck la reprenne cet après-midi en création française in loco, abandonnant ainsi le Danube pour les bords de Seine. Cziffra Psodia n’est pas un concerto mais une rhapsodie, chacun de ses mouvements illustrant un chapitre de la vie du musicien et incluant une cadence pianistique. Ici, Eötvös convoque le grand orchestre et deux instruments solistes : le piano, bien sûr, confié à János Balázs – fondateur du Cziffra György Fesztivál en 2016, puis nommé directeur artistique de l’année mémorielle Cziffra par le gouvernement hongrois – et le cymbalum où nous retrouvons avec plaisir l’excellent Miklós Lukács, apprécié l’an dernier dans Dialog mit Mozart au MŰPA [lire notre chronique du 21 février 2020]. Ainsi est-il également rendu hommage au père cymbaliste de Cziffra et, de toute façon, à la Hongrie tzigane à travers cette sonorité particulière. « Toute la vie de Cziffra est marquée par le succès et la tragédie », confie Péter Eötvös à notre confrère Bruno Serrou dans un entretien fort intéressant paru en amont de l’événement [à lire]. « J’ai voulu transmettre les conflits, les vicissitudes, les combats, les souffrances » (merci à l’auteur d’avoir autorisé la citation de sa publication).

La tonicité tendue des premiers pas, percussifs, où le cousinage du cymbalum et du piano frappe d’emblée l’écoute, dans une aura bartokienne, est rehaussée par la vaillance des pizz’ des cordes du Philhar’ et l’éclat des cloches, absorbé dans les salves de cuivres et les gammes sans fin du clavier. Loin de dédaigner la virtuosité de Cziffra ni celle des solistes, le talent de Miklós Lukács fait florès et, plus lisiblement encore, celui de János Balázs, très sollicité puisque le piano joue sans cesse, d’un bout à l’autre. Encore faut-il préciser les brefs traits de violon solo qui introduisent chaque cadence, sous l’archet de Ji-Yoon Park. « Le tempo des quatre mouvements […] est principalement basé sur le curseur 100 du métronome », explique le compositeur (brochure de salle) : c’est dire l’urgence et l’évident flamboiement de cette œuvre d’aujourd’hui, indéniablement, quoique subtilement liée à la tradition (à entendre sur France Musique le 20 décembre, à 20h).

Eötvös considère Cziffra comme le successeur de Liszt : « il en est même assez proche, non comme compositeur, ce qu’il n’était pas, mais comme improvisateur. Dans ses capacités techniques, sa façon de jouer le piano était très proche de la façon lisztienne. Toutes ses transcriptions démontrent qu’il était même encore plus virtuose que Liszt » (même interview par B. Serrou). Aussi paraît-il naturel d’ouvrir le concert par la Fantaisie hongroise de 1852, créée par Hans von Bülow sous la battue de Ferenc Erkel au printemps 1853, à Pest. De cette pièce assez rarement donnée en salle l’on goûte une interprétation soignée où chaque pupitre défend habilement sa partie, notamment le basson et le hautbois. L’héroïque vaillance est bien au rendez-vous des cuivres comme des cordes qu’on aimerait toutefois plus ondulantes, de cette souplesse à nulle autre pareille des formations est-européennes, peut-être antagoniste avec le désir de clarté de nos façons (– qui sait ?...). Non content d’enlever comme aucun tant de musique, se jouant de chaque écueil avec une superbe confondante de simplicité, János Balázs donne encore, pour clore la première partie, deux bis qui empruntent à Liszt : la redoutable Rhapsodie hongroise en ré bémol majeur S.244 n°6 (1847), où le piano se fait orchestre, et le Liebesträume S.541 (1850), ici tendre rêve de douceur… et de générosité !

Grand monument fin de siècle, la Symphonie en ré mineur de César Franck occupe le second temps de cette matinée, une partition dont une des vertus est assurément de mettre en valeur les musiciens de la phalange radio-symphonique, tel le harpiste Nicolas Tulliez dans l’Allegretto médian, ou encore Stéphane Suchanek au cor anglais. Le soin apporté à chaque trait le dispute à la relative austérité de l’œuvre, ici magnifié par le romantisme tardif sur lequel prend appui la lecture de Mikko Franck.

BB