Chroniques

par gilles charlassier

Eliogabalo | Héliogabale
opéra de Francesco Cavalli

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 16 septembre 2016
entrée au répertoire de l'Opéra national de Paris d'Eliogabalo de Cavalli
© agathe poupeney | opéra national de paris

En ouvrant sa deuxième saison à l'Opéra national de Paris avec Eliogabalo, Stéphane Lissner se révèle sans doute un impresario aussi avisé que Lorenzo il Magnifico. L'entrée de Cavalli au répertoire se fait sous la baguette de Leonardo García Alarcón, un de ses plus ardents avocats – et l'un des meilleurs chefs de la nouvelle génération de baroqueux – qui fait en même temps ses débuts dans lagrande boutique, à l'image d'un plateau qui compte parmi les plus brillants avatars de la génération montante (déjà célébrés par ailleurs, en province en particulier), tandis que Thomas Jolly se voit proposer sa première mise en scène d'opéra, damant ainsi le pion à Favart et son Fantasio. À en juger par le parterre de journalistes et le balcon de personnalités, l'attente était grande.

Ultime ouvrage conservé de Francesco Cavalli, Eliogabalo est un peu Les Boréades de son auteur : jamais représentée de son vivant et redécouverte tardivement, la pièce en condense aussi le génie, alors démodé par l'évolution du goût musical. Nonobstant quelques menus aménagements dans l'ordre des séquences initiales afin d'accroître l'intelligibilité immédiate de l'argument, c'est dans son intégralité qu'est donnée l'œuvre, laquelle retrace la destinée sulfureuse de l'empereur romain, né en Syrie – l'art lyrique ignore les hasards géopolitiques des actualités. Sans doute appuyée par ces choix légitimés à l'aune du public contemporain, la valeur d'exposition de l’Acte I prend un peu le pas sur une variété d'invention théâtrale jouant des contrastes à la façon d'un Monteverdi dans L'Incoronazione di Poppea que les deux autres actes déploient de manière plus resserrée, rehaussant une sève mélodique mise en valeur par les interprètes – l'oreille appréciera par ailleurs une parenté évidente entre le quatuor final et le duo d'amour qui clôt l'opus monteverdien.

La sobriété de la lecture de Thomas Jolly élucide aussi, vraisemblablement, le défaut de satiété observé çà et là au sein d'un auditoire plus sensible au spectacle qu'au texte. Habile, sa conception accompagne une écriture au plus près de l'intimité des sentiments et des cabales – le livret se montre avare de foule, résumée à des vociférations en coulisses. Puisant également au delà des ressources académiques, les lumières, réglées par Antoine Travert, sculptent le noir de la scénographie – très économe, dessinée par Thibaut Fack, que Maud Le Pladec agrémente de mouvements chorégraphiques – par ses faisceaux cotonneux, généralement colonnes, parfois dais triomphal irradiant jusque dans la salle. Les costumes de Gareth Pugh, peu soucieux de temporalité, condensent les idiosyncrasies, à l'image d'un Héliogabale passant d'une toge aux couleurs épiscopales à un damier de bouffon, après un cardinalice déguisement féminin, et participent du contrat dramaturgique avec le spectateur, orientant les affinités de ce dernier avec les personnages. La leçon d'histoire se veut d'abord miroir des affects, réflexion plus authentique – et plus distante aussi, peut-être – que ne le serait une banale actualisation à laquelle ne cède pas le metteur en scène français dont affleurent les affinités shakespeariennes.

L'exubérance du rôle-titre semblait toute destinée à Franco Fagioli (que le plafond de Chagall accueille enfin). La pyrotechnie du contre-ténor argentin privilégie désormais un medium et des graves élargis, dont il tire de remarquables effets de psychologie tératogène, au détriment d'un éclat et d'aigus contraints par l'évolution de l'instrument. Moins brillant que dans l'Artaserse de Vinci, le résultat s'en tient à une certaine extériorité, au diapason d'une caractérisation d'antipathie. Limité par l'acoustique des lieux, Valer Barna-Sabadus compense sa subtile incarnation de Giuliano par une musicalité délicate qui s'apparie instinctivement avec le diaphane du timbre. En Alessandro sévère et jaloux, Paul Groves démontre une admirable capacité à élargir sans cesse son répertoire qui fera pardonner une intégrité parfois discutable dans le haut de la tessiture.

Avec son babil fruité, Nadine Sierra exprime toute la séduction de Gemmira, jusque dans des ornementations dépassant les limites de la restitution historique, que ne décourage aucunement García Alarcón. Elin Rombo imprime à Eritea une ferveur dolente de laquelle se détache la légèreté d'Atilia, confiée à l'idéalement aérienne Mariana Florès. Emiliano Gonzalez-Toro maîtrise le travestissement de Lenia, nourrice aux mœurs intrigantes, sans avoir besoin de verser dans l'excès. Matthew Newlin affirme un jeu d'acteur efficace en Zotico, tandis que Scott Conner assume la basse caverneuse dévolue à Nerbulone et Tiferne.

À la tête du Chœur de Chambre de Namur (préparé par Thibaut Lenaerts) et de son orchestre Cappella Mediterranea, Leonardo García Alarcón affirme une inventive science du continuo et exalte une plénitude sonore et une opulence de couleurs qui n'oublie jamais les racines intimistes de l'écriture de Cavalli. La générosité de moyens préserve toujours l'expressivité des mots et de la ligne vocale, encourageant toutes les ressources du chant, jusqu'à la déclamation nue : l'équilibre du drame en musique ne cesse de se garder du spectaculaire inutile, à rebours peut-être de certains usages de la maison.

GC