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Chroniques
Il trittico | Le triptyque
opéra de Giacomo Puccini
Révélée au public festivalier à l’été 2022, lors du Salzburger Festspiele, cette production du Trittico, qu’y signait Christof Loy, fait ce soir son entrée à l’Opéra national de Paris. Diversement inspiré selon les ouvrages et, vraisemblablement, les circonstances [lire nos chroniques de Werther, Guercœur, Der Schatzgräber, Zazà, Der ferne Klang à Stockholm, Das Wunder der Heliane, Alcina, Ariodante, Hamlet, Arabella, La fanciulla del West, Macbet, Die Frau ohne Schatten, Lucrezia Borgia, Les vêpres siciliennes, Alceste, Lulu, La donna del lago et Il turco in Italia], le metteur en scène allemand a choisi d’organiser la soirée dans un ordre différent de celui désormais rendu habituel, chaque panneau de ce triptyque pouvant aussi bien être montré sans les deux autres – on se souvient, par exemple, de la fertile initiative lyonnaise qui leur associait un opéra en un acte à contrepointer le même thème [lire nos chroniques des 4, 5 et 6 février 2012]. Ainsi ne finira-t-elle pas sous les rires (quoique…) par Suor Angelica, avec Il tabarro en position médiane et la farce dantesque en ouverture.
Rien qui bouleverse fondamentalement, à vrai dire, si ce n’est un Gianni Schicchi franchement bâclé dans le matériau duquel Loy semble n’avoir placé aucune confiance, voire aucun crédit. Plutôt que de laisser s’exprimer la vivacité du livret et le savoureux ping-pong du chant, le maître d’œuvre préfère renchérir par une extrême lourdeur dans les mouvements d’ensemble, fort mal réglés, la grimace et certains appuis peu heureux – la bacchanale des héritières autour du héros, avant la visite du notaire, ne fait rire personne sans pour autant interroger la dramaturgie de l’œuvre ou des sociétés dans lesquelles elle vit le jour (l’antique Florence de Dante, puis l’Europe de la Grande Guerre). En fin de parcours, tout s’annonce pour le mieux avec Suor Angelica, jusqu’au départ de la tante après la révélation de la mort de l’enfant. Parce que ce n’aurait peut-être pas été assez tragique, encore fallait-il que la recluse, après avoir bu le poison, s’énucléât à l’aide de ciseaux de jardin. Tirésias l’a tant dit, les aveugles voient ce que les voyants ne sauraient voir : l’apparition du bambin sur la scène, bientôt dans les bras de sa mère, prend un tour proprement comique qui, pour le coup, renouvelle la conception du drame – de la pire façon, certes. Ô bonheur, il n’est pas demandé à la houppelande d’abriter autre dépouille que celle de l’amant : pour le plus vériste de ces trois instantanés pucciniens, Christof Loy ne s’aventure pas, et c’est une assez bonne nouvelle.
Aussi l’écart est-il criant entre l’indigence de la proposition théâtrale et l’écrin précieux qui l’accueille. La scénographie d’Étienne Pluss dessine des intérieurs qui parlent, pour ainsi dire. De la vaste chambre du moribond à l’atelier des religieuses, tout est réuni, avec une précision du détail et pourtant sans surcharge, pour propulser l’imaginaire sur le lieu du crime. De même Fabrice Kebour signe-t-il des lumières minutieusement travaillées qui plantent le décor et mettent en valeur les artistes. Le quai de la péniche de Michele est présenté en diagonale dont l’axe est inversement bordé par quatre lampadaires d’aujourd’hui, aperçus dans une brume d’hier. Enfin, la vêture conçue par Barbara Drosihn ne porte pas ombrage à l’édifice global.
L’équipe vocale relève le gant !
Dans les nombreuses apparitions au titre d’un seul protagoniste, on remarque positivement la projection enveloppante de Margarita Polonskaya en Genovieffa, l’Infirmiera efficace de Maria Warenberg [lire notre chronique des Brigands], le sain piquant de l’Osmina d’Ilanah Lobel-Torres, insolente à souhait [lire nos chroniques de Peter Grimes et The Exterminating Angel]. Il en va de même du Guccio bien accroché de Luis-Felipe Sousa et de l’Amantio généreusement vocal d’Alejandro Baliñas Vieites [lire nos chroniques de L’Incoronazione di Poppea, La scala di seta et La traviata].
Parmi les rôles plus présents, saluons les barytons Manel Esteve Madrid, en Betto léger et attachant, et Iurii Samoilov, Marco fermement émis et subtilement investi en scène [lire nos chroniques de La légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Févronie, Le joueur à Francfort, Le siège de Corinthe, La Cenerentola, Der ferne Klang à Francfort et de la Quatorzième Symphonie de Chostakovitch]. Lumineuse, la Dolcina du soprano Lucia Tumminelli fait son bon chemin. Bien qu’il s’affirme hardiment sonore, le Schicchi de Misha Kiria manque de musicalité [lire notre chronique d’Adriana Lecouvreur]. Plafonnant quelque peu les premières mesure de Rinuccio, le jeune ténor Alexey Neklyudov s’avère bientôt brillant [lire notre chronique d’Eugène Onéguine]. On reste coi face à l’autorité vocale d’Hanna Schwarz, au rendez-vous d’une Badessa naturellement douce [lire nos chroniques de L’Upupa, Roméo et Juliette, Götterdämmerung, Die Dreigrochenoper, Tristan und Isolde, Die Soldaten à Zürich puis à Munich, La dame de pique et Sleepless].
Si la Zia Principessa de Karita Mattila possède assurément la présence scénique requise, la prestation vocale convainc nettement moins. En revanche, Joshua Guerrero campe un Luigi flamboyant dont l’ardeur se marie avec une évidente musicalité [lire notre chronique de Madama Butterfly]. On retrouve avec grand plaisir le baryton-basse russe Roman Burdenko en Michele qui émeut directement, comme sans rien faire. La santé de la voix, la facilité de l’émission, le confort de la projection, enfin cette présence à l’ici-et-maintenant qui caractérise son chant, tout est réuni pour une incarnation marquante [lire nos chroniques de Romance, Stiffelio, Cavalleria rusticana et Boris Godounov].
Enfin, comme de coutume, certains artistes sont ici chargés de plusieurs rôles. Ciesca qui crève l’écran, le mezzo-soprano Theresa Kronthaler revient en souveraine Maestra delle novize [lire nos chroniques de Neues vom Tage et de Beatrcie di Tenda à Martina Franca puis ici-même]. On apprécie sans conteste l’élégance du chant de Lavinia Bini, tour à tour Nella et Prima Cercatrice. Avec un à-propos toujours inouï, le mezzo-soprano albanais Enkelejda Shkoza prête à Zita, La Frugola et la Zelatrice un format vocal généreux et une réjouissante aura scénique [lire notre chronique d’Il trovatore]. Tout ce monde tourne autour d’une figure majeure de la sphère lyrique aujourd’hui : l’excellente Asmik Grigorian [lire nos chroniques de Wozzeck à Cologne puis à Salzbourg, Le joueur à Bâle, Le démon, Salome, Jenůfa et Vier letzte Lieder]. Avec une plénitude indicible, une vocalité à la fois opulente et magistralement nuancée, elle est une Lauretta délicieuse, puis une Giorgetta inquiète, enfin une Angelica qui bouleverse, grâce à un formidable sens de la scène.
Dûment préparé par Ching-Lien Wu, le Chœur de l’Opéra national de Paris n’est pas en reste, de même que l’Orchestre maison, irréprochable quant à la réalisation de ce que lui demande maestro Carlo Rizzi – un chef qui, à l’instar de la mise en scène de Gianni Schicchi, joue à jouer plutôt que de faire de la musique. En forçant volontiers le trait, sa lecture se révèle trop souvent heurtée, accusant parfois de curieux décalages, tant en ce qui concerne le tempo que la nuance, avec, dans l’un et l’autre cas, des contrastes grossiers qui mettent à mal les chanteurs. Dommage…
BB