Chroniques

par bertrand bolognesi

Werther
drame lyrique de Jules Massenet

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 31 mars 2025
Werther, opéra de Jules Massenet au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
© vincent pontet

Créé la saison dernière à la Scala (Milan), en coproduction avec le Théâtre des Champs-Élysées, ce nouveau Werther gagne ce mois-ci l’avenue Montaigne. Ainsi Silvia Aurea De Stefano reprend-t-elle ici le travail de Christof Loy, plus inspiré, du propre aveu du metteur en scène allemand, par l’opéra de Massenet que par le roman épistolaire de Goethe dans lequel puisèrent les dramaturges Édouard Blau et Paul Milliet, ainsi que l’éditeur Georges Hartmann – il ne fallut pas moins de six mains pour écrire le livret, en vue de ses premières, au pluriel puisque l’ouvrage fut d’abord donné à Vienne dans une version en langue allemande due à la plume du critique et musicologue schlesier Max Kalbeck (février 1892), avant de l’être en français à Genève (décembre suivant) puis, enfin, à la salle Favart (16 janvier 1893).

Une courte bande s’étend de Jardin à Cour, devant un mur tapissé de simples rayures, s’ouvrant par une porte sobrement élégante de verre gravé, contemporaine, à l’instar de la vêture dessinée par Robby Duiveman, de l’époque de Massenet, sur une véranda dont à peine se laisse deviner la structure. Tandis qu’une table assez austère et son jeu de chaises siègent en cette avant-scène, divers pots et plantes indiquent l’été dans le second espace, le plus éloigné du public – Loy explique (brochure de salle) : « un jardin d’hiver donnant sur l’extérieur. […] Il représente le monde dans lequel Werther voudrait entrer et être accepté. […] Il regarde ce monde qui lui semble idéal, [qui] représente le paradis. Charlotte est l’ange qui peut l’y faire entrer ou non ». Dans cette scénographie de Johannes Leiacker, élégamment éclairée par Roland Edrich, se laisse clairement déceler la succession des saisons, qui rythme l’argument. Si l’amour s’est exprimé sous les étoiles de juillet, à la fin du premier acte, c’est dans les préparatifs d’un déjeuner dominical du début de l’automne que le deuxième commence. Il fait encore doux, et l’on transporte le mobilier de l’autre côté de la porte, dans ce que l’on pourrait appeler le sanctuaire du désir. À respecter l’indication de Goethe selon laquelle le jeune amoureux arbore bleu et jaune à son costume, Duiveman et Loy inventent encore une complicité fortuite avec Charlotte, elle aussi enveloppé de bleu – « dès la première écoute, précise Christof Loy, il était évident pour moi qu’il aurait été plus juste d’intituler cette œuvre Werther et Charlotte, tant cette dernière y tient une place centrale » (même source). Aussitôt faite la promesse d’éloignement, l’épouse d’Albert abandonne cette couleur, comme elle semble abandonner ses sentiments pour, dans le mariage, se plus loyalement consacrer à son absence de sentiment. C’est dans le précoce crépuscule de l’hiver qu’auront lieu les ultimes entretiens, avec la terrible attente du possible suicide. Ici, la rébellion de Charlotte autour des lettres est bouleversante de force, de même que l’emprisonnement par Albert, que la situation condamne au rôle du vilain qu’il n’est peut-être pas, prend jour de quasi-torture, avec Sophie affreusement prostrée dans une peine qu’elle ne peut dire. Le climat du dernier acte empoisonne l’humeur avec un génie certain.

Outre les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine, ainsi que Johanna Monty (Kätchen) et Guilhem Begnier (Brühlmann), nous apprécions un septuor vocal honorable. Le ténor Rodolphe Briand campe un Schmidt presque dit, dans le style convenu, bien que d’un organe par moments fatigué [lire nos chroniques de Falstaff à Bordeaux et à Aix-en-Provence, de Tom Jones, Le portrait de Manon, Manon, Carmen, La bohème et Les brigands]. On retrouve en Johann la fermeté toute musicale de la basse Youri Kissin, toujours d’une indiscutable fiabilité dans ce personnage certes court mais qu’il rend attachant [lire nos chroniques de Messe Glagolitique, Salome, Der fliegende Holländer, Pelléas et Mélisande, Ariane et Barbe-Bleue, Tosca, Macbet, Ariadne auf Naxos, Eugène Onéguine et Dialogues des carmélites]. Au Bailli, le baryton Marc Scoffoni apporte une présence rassurante dotée d’un chant élégant et clair [lire nos chroniques de Juliette ou La clé des songes, Le roi d’Ys, Adriana Lecouvreur, Così fan tutte, Werther et Madama Butterfly]. Après un démarrage un peu difficile, le baryton Jean-Sébastien Bou dispose pleinement de ses moyens et d’un grand métier en Albert, défendant avec une obstination farouche ce rôle colère [lire nos chroniques de Lohengrin, Turandot, Iphigénie en Tauride, Les Boulingrin, Don Pasquale, Renaud, Claude, Le Comte Ory, Bérénice, Fantasio, Rodelinda et Le soulier de satin]. Enfin, la partie de Sophie revient au soprano Sandra Hamaoui qui, après un début quelque peu timide, équilibre son impact au format de sa consœur. Le chant s’impose alors, homogène sur toute l’étendue de la tessiture, avec un aigu épicé.

Quant au couple de la soirée, un relatif manque d’unité vient parfois en ternir le crédit. Dans le rôle-titre, Benjamin Bernheim possède bien des atouts dont ne sont pas des moindres le sens musical et la présence en scène. Son Werther est vraiment le grand garçon inquiet que l’on s’attend à voir, porté avec une classe indéniable. Posant d’abord la voix avec une assurance presque lunaire, le ténor fait osciller sa prestation entre une douceur rêvée et un durcissement désagréable qui vient crisper l’écoute [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk, Œdipus Rex, Fierrabras, Otello, Faust, Messa da requiem, enfin de Roméo et Juliette]. Quelle(s) nuance(s) entre ces deux modes d’expression ? L’auditeur en cherche encore l’improbable éventail… sans compter un léger décalage avec le chef durant l’Acte II. Marina Viotti convainc mieux, avec une couleur généreuse, une stabilité bénie de la projection, enfin une incarnation investie, elle aussi [lire nos chroniques d’Il barbiere di Siviglia et de Boris Godounov].

Dans une sonorité puissante qu’invite un geste tonique et puissant, le jeune Marc Leroy-Calatayud livre une lecture plutôt tonique de Werther. Après avoir fait si forte impression, elle décroît pourtant vite, car pour s’orner çà et là de moment chambristes qui font l’objet du plus grand soin, traversés de couleurs charmantes, les tutti s’avèrent heurtés et accusent des unissons trop souvent approximatifs. Entendu hier après-midi, ici-même, dans une forme nettement plus sûre, Les Siècles ne semble guère à jour ce soir. L’orchestre aurait-il trop donné dans les représentations précédentes et dans le concert évoqué [lire notre chronique de la veille] ? Ce n’est pas exclu. Toujours est-il que la fosse manque cruellement de précision comme de style.

BB