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Chroniques
La Gioconda | La joyeuse
opéra d’Amilcare Ponchielli
Sur le chemin qui mène à la découverte de l'œuvre, on pourrait un instant imaginer pouvoir relier le style musical et l'onomastique imaginaire des noms de compositeurs. Sans aucun doute, le patronyme d'Amilcare Ponchielli figurerait pour ses sonorités parmi les plus évocateurs et les plus oniriques. Sa Gioconda est une œuvre rare, un monument d'italianité arborant fièrement ses naïvetés et ses grandeurs, comme souvent à l'orée de la période vériste. Son entrée au répertoire de l'Opéra national de Paris est une première dans tous les sens du terme : jamais encore l'œuvre n'avait connu les honneurs d'une scène parisienne, quelques cent trente-sept ans après sa création.
Une fois passée la curiosité naturelle que cette lacune suscitait, on peut légitimement se demander, à l'issue de cette soirée inaugurale, si le résultat est bien à la hauteur des espérances… N'en déplaise aux hérauts du néoclassicisme, la scénographie et la partition nous contraignent à faire rapidement le deuil de cette « modernité » – qualificatif ambigu qui permet de faire disparaître sous le tapis un bon nombre de musiques inclassables. La mise en scène de Pier Luigi Pizzi est la reprise d'une production du Gran Teatre del Liceu. Elle rend hommage à la tortuosité désuète du livret, génial bric-à-brac de situations improbables et conventionnelles. En trois heures de temps, rien ne sera épargné au spectateur pourtant aguerri aux vengeances, faux poisons, déclarations d'amour, trahisons et poignards dans le cœur. On peinerait à détailler les péripéties de ce drame sur un livret d'Arrigo Boito, librement inspiré d’Angelo, tyran de Padoue, la pièce de Victor Hugo. Mentionnons simplement qu'à la différence d’autres pièces de ce genre, ce sont ici non pas un couple d'amoureux mais deux versants de la féminité romantique (Gioconda et Laura) qui jouent un rôle central et finissent par triompher de la veulerie et de la cruauté des hommes qui les entourent.
D'une esthétique très « chargée », l'œuvre présente de grands écarts de styles et de situations. On s'étonnera de trouver des climats aussi différents que la grande scène finale de la fuite des amants et du suicide de Gioconda, à quelque distance de la Danse des heures – ballet aussi kitsch que célèbre et qui ne manquera pas de séduire les amateurs des intermèdes dansés du concert viennois du Nouvel An… Musicalement, on passe en un clin d’œil de l'incandescence des sommets expressifs aux tunnels des moments de « remplissage ». Dans cette Venise tout droit sortie des grands cycles de Vittore Carpaccio, les farandoles de la commedia dell'arte côtoient l'austérité des processions religieuses. On voit des navires qu'on incendie, une bocca del leone dans laquelle on glisse une lettre de dénonciation, transformée peu après en autel à la Vierge sur lequel les amoureux chantent leur duo d'amour… Une sollicitation de tous les instants pour l'œil et un enfer pour le metteur en scène. La circulation des gondoles sur les canaux scinde l'espace dans sa profondeur, créant des scènes latérales reliées par des ponts. Si les mouvements de foules sont entravés par ce dispositif, les enchaînements de scènes y gagnent en lisibilité.
Même dans le confort des studios d'enregistrement, La Gioconda reste un défi pour les voix – ce qui n'est pas sans expliquer que peu de chanteurs se soient risqués dans ce dangereux univers proto-vériste. Le recours à la cantilène généralisée exige des formes d'expressivité qui sachent faire varier les climats tout en conservant assise et couleur vocale. À ce jeu difficile, les trois protagonistes principaux font trois propositions différentes.
Préférant un tendre blond vénitien à la noirceur ténébreuse, Violeta Urmana (Gioconda) affirme avec autorité une ligne physique et volontairement exposée. Le registre aigu trahit l'effort et l'endurance qu'il faut pour incarner un tel rôle. On ne saurait trop lui reprocher une certaine froideur dans les moments de tendresse, sans doute l'ombre portée de sa concentration. Dans la dernière scène, Ponchielli a fragmenté son grand air en plusieurs « moments » très difficiles à affronter. En regardant partir les deux amants, cette Isolde devenue Brangäne prouve à qui en doutait encore qu'elle est capable d'affronter des rôles aussi exigeants, sans forcément y imposer une personnalité propre. Face à elle, Lucia d'Intino (Laura) est éclatante de beauté et de puissance. L'instrument est dimensionné à l'italianità furibonde et triomphante qui donne une réelle dimension à ce personnage bien peu ménagé par le livret et cet encombrant vrai-faux empoisonnement qui la confine à une interminable présence muette sur scène. Marcelo Álvarez (Enzo) se jette à corps perdu dans son rôle, particulièrement dans le redoutable Cielo e mar auquel il prête des aspérités et une incarnation vivifiante. Les aigus sont projetés avec une belle énergie, travaillés sur une palette charnelle qui s'encombre peu des détails – ressources attendries ensuite, pour son duo avec Enzo. Dotée d'un enviable « nappé » dans le legato et le timbre, María José Montiel fait de Cieca un second rôle de premier plan à la ligne impeccable. Le Barnaba un peu terne de Claudio Sgura ne convainc pas totalement en espion plein de fiel et de traîtrise. Orlin Anastassov (Alvise) ne retrouve pas ce soir l'insolence de ses moyens prodigieux. La voix de bronze qui incarnait à merveille le fanatisme aveugle des Vieux Croyants dans Khovantchina [lire notre chronique du 22 janvier 2013] ne reflète pas totalement la légende noire du Conseil des dix.
Dans la fosse, la prestation de Daniel Oren, visiblement dans un bon soir, obtient de l'orchestre une plasticité de timbres et de nuances qu'il convient de saluer.
DV