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Chroniques
Patricia Kopatchinskaïa joue Karl Amadeus Hartmann
Camerata Salzburg dirigée par Roger Norrington
On retrouve ce soir l’excellente Camerata Salzburg pour une soirée déclinant de diverses manières les thèmes tragiques. Joseph Haydn y prend bonne place, puisque chaque partie du concert débutera par une de ses symphonies. À quatre-vingt-quatre ans, Roger Norringtongagne à petits pas la scène du Mozarteum et entame l’Allegro con brio de la Trauersinfonie en mi mineur Hob.I:44 de 1771. Le thème en appels impératifs est bientôt contrarié par la virevolte des cordes, sans tonicité superfétatoire. Le Menuet gagne un certain reflet, sous l’inflexion irrésistible de Gregory Ahss, depuis six ans Konzertmeister de la formation autrichienne. Intelligemment, le chef britannique laisse s’exprimer le grand métier des instrumentistes. On apprécie la tendresse du Trio. Une lumière nouvelle (proche de Carl Philipp Emanuel Bach) nimbe l’Adagio, délicatement nuancé, transmise par des bois subtilement colorés dispensant des attaques onctueuses. Le muscle du Presto, rehaussé par deux corsefficaces, emporte l’adhésion pour une lecture dont le départ laissait perplexe.
D’abord intitulé Musik der Trauer, lors de son achèvement en 1939, le Concerto funèbre pour violon et cordes de Karl Amadeus Hartmann, créé le 29 février 1940 à la Tonhalle à Saint-Gall (Suisse), fut inspiré au Munichois par l’invasion du territoire tchèque par les troupes allemandes, qui l’avait horrifié. Dans sa version définitive de 1959, il est à ce jour l’œuvre la plus connue d’un compositeur qui sut préserver ses convictions face aux sirènes du régime nazi [lire notre chronique de l’ouvrage de Michael Hans Kater]. Ce soir, il est défendu par Patricia Kopatchinskaïa [lire nos chroniques du 13 novembre 2009 et du 11 février 2017, ainsi que notre critique du CD Péter Eötvös]. Le Largo introductif des quatre mouvements enchaînés est glaçant, comme il se doit, dans son secret refus. Un tutti âpre et puissant caractérise l’Adagio ponctué de fragments solistiques savamment tissés, ici livrés dans une sonorité tendre et un ton recueilli. Un ostinato méchant engage l’Allegro di molto implacable où il ne fait plus aucun doute que, contrairement à ce que d’annoncé, c’est réellement Gregory Ahss qui dirige ses camarades de la Camerata Salzburget non pas la violoniste, assez occupée avec sa partie.
Dans une paix sombre, pour ne point dire de la torpeur, s’élève alors la Langsamer Marsch conclusive, choral construit sur Unsterbliche Opfer, chanson russe d’Ikonnikov sur un poème d’Archangelski à la mémoire des sacrifiés de l’insurrection de 1905, traduite en 1918 par Hermann Scherchen pendant sa détention lors de la Grande Guerre. Avant que Chostakovitch l’utilisât dans sa Symphonie en sol mineur Op.103 n°11 « 1905 » (1957), Unsterbliche Opfer devint vite l’une des hymnes du mouvement ouvrier allemand. Il n’est pas à exclure qu’Hartmann ait non seulement connu cette version mais aussi la gravure qu’en réalisa Eduard Sõrmus, virtuose estonien du violon qui, après avoir pris part à la révolution durement réprimée par l’autorité tsariste (son pays d’origine, encore appelée Livonie, appartenait alors à l’empire russe), à l’âge de vingt-sept ans, prononçait volontiers des discours militants à l’issue des récitals qui l’ont mené dans toute l’Europe et particulièrement en Allemagne, dans les années vingt, où on le surnommait le violoniste rouge. Sur la désolation liminaire du mouvement un espoir éclatant prend le dessus. En bis, les artistes entonnent, bouche fermée, la triste chanson, avec le violon de la soliste qui peu à peu disparaît en coulisses.
Au retour de l’entracte, nous entendons la Symphonie en fa mineur Hob.I:49 de 1768, dite La passione, frappante en ce qu’elle est présentée par un Adagio hésitant, douloureux et fort conséquent. La vivacité furibonde de l’Allegro di molto est bien servie par des cordes avisées, jouant d’une accentuation bondissante. Une touffeur boudeuse habite ici le Menuet, une humeur plus clémente survenant avec les deux hautbois, le basson et les cors du Trio, dans une demi-teinte précieusement ambrée. Reconnaissons toutefois que, par-delà les très grandes qualités de l’orchestre, la présente exécution ne convainc guère : le Presto manque de fermeté, laissé à lui-même par un chef presque absent. La même constatation est effective en ce qui concerne le Divertimento Sz 113 de Béla Bartók, dernier opus au programme. Tout comme le Concerto funèbre, cette œuvre fut créée en Suisse, en 1940, sous la direction de Paul Sacher, son commanditaire. Roger Norrington semble plus investi, et si le second thème de l’Allegro d’ouverture offre une suavité heureuse, les moments plus chambristes nécessitent un dosage plus fin. En revanche, l’interprétation du Molto adagio médian satisfait pleinement, sinueux et secret avec des alliages subtilement feutrés. Après cela, l’Allegro final ne prend pas vraiment, malgré la belle énergie, éminemment musicale, du Konzertmeister à le défendre.
BB