Chroniques

par katy oberlé

Saint François d’Assise
opéra d’Olivier Messiaen

Staatsoper, Stuttgart
- 9 juillet 2023
L'Opéra de Stuttgart propose une drôle d'expérience avec Saint François d'Assise
© martin sigmund

Créé au Palais Garnier en 1983 par Seiji Ozawa, dans une mise en scène de Sandro Sequi, grâce à la commande de Rolf Liebermann, l’unique opéra d’Olivier Messiaen, qui n’avait alors pas fait l’unanimité, a été, depuis, validé par de nouvelles productions. Outre celle que Peter Sellars réalisa au tout début de la décennie suivant, pour la Ruhrtriennale et le Salzburger Festipiele, reprise à la Bastille en 1992, nous avons également connu, au même endroit, celle de Stanislas Nordey, à l’automne 2004. Pourtant, l’œuvre est très difficile à produire, son monumentalisme exigeant beaucoup de moyens – en plus des neufs solistes vocaux et d’un orchestre pléthorique (environ cent dix musiciens), rehaussé d’ondes Martenot, il convoque plus d’une centaine de choristes –, ce qui n’empêche pas Amsterdam, Munich et même Darmstadt de s’y mesurer [lire nos chroniques des mises en scène de Pierre Audi, d’Hermann Nitsch et de Karsten Wiegand].

Pour la Staatsoper de Stuttgart, Anna-Sophie Mahler s’est lancée dans un projet gigantesque. Intéressée par les situations d’écoute, ce qui peut se passer entre le public et les artistes lors d’une exécution musicale, et surtout aux forme expérimentales de théâtre musical, la metteure en scène allemande présente un travail atypique qui prend appui sur l’idée de la nature comme médiatrice de la présence divine et de son mystère, selon une vision panthéiste. Le compositeur a pensé Saint François comme alter ego, ce qui n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde ! La proposition de Mahler grandit François en saint à travers l’émerveillement face à la création, à travers l’expérience même d’une confrontation à la nature, de même que Messiaen, dans son rapport aux oiseaux, si important dans sa musique, s’est placé en communion avec elle par une métaphysique bien à lui.

Le rideau s’ouvre dans la peur de frère Léon, en présence du cadavre d’un lièvre, allusion à la célèbre performance de Joseph Beuys, en 1965, Wie Man Dem Toten Hasen die Bilder erklärt. Dans la scénographie minimaliste de Katrin Connan, les premières scènes – La Croix, Les laudes et Le baiser au lépreux – se déploient avec une évidence surprenante, soutenues par la sophistication de haute volée de la vidéo de Georg Lendorff. Ici, l’Ange est une sorte de scarabée précieux, ou de criquet rare ou de libellule, dans une ganse gracieuse et pailletée qui le fait presque ressembler à un chanteur de variété. Pascale Martin réserve aux religieux des pulls à capuche. Un vaste réseau mycorhizien, de couleur dorée, figure le Christ : François en absorbe le scintillement tombé des cieux, en guise de stigmates. Sa mort et sa résurrection apparaissent alors comme l’aboutissement d’une durée, celle que prend une chrysalide à devenir papillon, par exemple, le saint alors ailé s’élevant dans les airs en abandonnant une dépouille de rubans multicolores à ses pieds, en fin de représentation.

Avant d’en arriver là, le concept imaginé par Anna-Sophie Mahler nous déplaçait du théâtre de Max Littmann jusqu’à l’Höhenpark de Killesberg, à près de trois kilomètres et demi de distance ! Conduits à la gare centrale où des transports les ont emmenés à l’autre bout de la ville, les spectateurs sont ainsi sortis de leurs confortables habitudes, et cela tout en douceur et bonne humeur. Sur place, un lecteur MP3 leur permet d’écouter L’ange voyageur, quatrième tableau de Saint François d’Assise, dans une parfaite qualité d’enregistrement, tout en se promenant dans la verdure. Ainsi Le prêche aux oiseaux retentit à ciel ouvert, le lieu ayant l’avantage de faire passer tout naturellement ce moment pourtant long. Après s’être sustenté d’un pique-nique bucolique en belle fraternité, le public est raccompagné à la Staatsoper pour assister aux deux dernières scènes de l’œuvre, Les stigmates puis La mort et la nouvelle vie. L’expérience est vraiment forte et rend presque palpable, pour qui veut bien se prêter au jeu, la révélation de la beauté du monde.

Le plateau vocal est de belle tenue. On y applaudit le baryton velouté d’Elliott Carlton Hines en Sylvestre, celui plus ferme d’Anas Séguin en Rufin [lire nos chroniques de Don Carlo, Le nozze di Figaro, Carmen, La traviata, Der Freischütz, L’amour des trois oranges et Three lunar seas], la basse bien présente de Marko Špehar en Bernard convaincant, l’Élie du ténor Gerhard Siegel, apprécié dans les écouteurs [lire nos chroniques de Lulu, Der Ring des Nibelungen, Boris Godounov, Siegfried, Die Liebe der Danae et Die Frau ohne Schatten], le Massée efficace de l’excellent Elmar Gilbertsson [lire notre chronique de Salome], enfin le timbre attachant du Léon élégamment chanté par le jeune baryton ukrainien Danylo Matviienko, dont il faut saluer la bonne diction française – voilà pour les frères ! Impacté et incisif, le ténor valeureux et clair de Moritz Kallenberg est idéal dans la partie du Lépreux avec laquelle il génère beaucoup d’émotion [lire nos chroniques de Parsifal, Der Prinz von Homburg et Hercules]. On retrouve le soprano agile de Beate Ritter dans le rôle de l’Ange dont, avec une couleur vocale lumineuse, elle enjambe les mélismes sans sourciller [lire notre critique de Pelléas et Mélisande]. Enfin, Michael Mayes marie parfaitement la tendresse et la robustesse dans un rôle-titre qui n’est pas loin, finalement, des proportions de Wotan. Déployant une puissante qui impressionne dans Le prêche aux oiseaux, le baryton-basse explore une expressivité inventive tout du long, avec des moments d’un moelleux caressant qui désigne la bonté essentielle du personnage [lire notre chronique de Dead man walking].

Sur la scène de la Staatsoper, orchestre et chœur se rejoignent dans une configuration d’oratorio. Avec un effectif moindre que celui souhaité par Messiaen, Manuel Pujol parvient malgré tout à créer l’effet de masse chorale voulu. La coordination est au service de l’opulence sonore, habitée d’une présence qui dépasse le contenu musical. Au pupitre du Staatsorchester Stuttgart, Titus Engel affirme une direction robuste qui prend en considération toutes les couleurs de cette incroyable mosaïque lyrique [lire nos chroniques de Brokeback Mountain, La ciudad de las mentiras et Einstein on the beach]. Sous la battue du chef suisse, la précision de chaque motif est stupéfiante, y compris dans la grande volière de l’Acte II. Quelle réussite ! La saison prochaine réservera d’autres surprises franciscaines, puisque Adel Abdessemed et Georges Delnon mettrons l’œuvre en scène, respectivement à Genève et à Hambourg, placée sous les directions de Jonathan Nott (avril 2024) et de Kent Nagano (juin 2024). À suivre…

KO