Chroniques

par laurent bergnach

Charles Wuorinen
Brokeback Mountain | Montagne Brokeback

1 DVD Bel Air Classiques (2015)
BAC 111
Titus Engel joue Brokeback Mountain (2014), un opéra signé Wuorinen

Réputé le moins peuplé des États-Unis, l’état du Wyoming offre un paysage partagé entre plaines immenses et monts sauvages. Sur Brokeback Mountain, l’un de ces derniers, deux garçons en fin d’adolescence vont passer l’été 1963, comme gardiens de troupeaux saisonniers. Poussés à parler d’eux-mêmes pour passer le temps, Ennis, le plus introverti, confie son souhait d’épouser sa petite amie Alma et d’avoir son propre ranch, comme celui de ses parents décédés. Plus expansif, Jack ne détesterait pas briller en star de rodéo. Lors d’une soirée de beuverie, les circonstances aidant, leur simple camaraderie bascule dans la passion.

On reconnaît ici le début d’une nouvelle d’Annie Proulx (née en 1935), publiée par le New Yorker en octobre 1997 avant d’être popularisée par l’adaptation cinématographique d’Ang Lee (2005). Aujourd’hui, l’auteure de Close Range : Wyoming Stories retrouve les tourments amoureux de nos deux cowboys, derrière la façade de leur vie de famille, en devenant librettiste. Elle répond ainsi à une commande du Teatro Real (Madrid) et du défunt Gerard Mortier, lequel souhaitait que le compositeur Charles Wuorinen (né en 1938) s’approchât plus de Wagner écrivant Tristan – autre amour interdit – que d’un Puccini au sentimentalisme haï.

Chose rare pour une création, Brokeback Mountain est présenté sept fois aux Madrilènes, entre le 28 janvier et le 11 février 2014. Une musique pleine de latence et d’indéterminations harmoniques évoque d’abord la menace que représente la montagne, lieu obscur voire diabolique pour certains, dont on peut redescendre fou d’isolement à la fin d’une saison de travail. Elle rend compte aussi des relations chaotiques entre Ennis et Jack, et avec leur femme respective – Alma conduite à proposer le divorce, Lureen reprochant des coucheries adultères qui expliqueraient son délaissement –, durant les vingt années d’une relation secrète.

Ivo van Hove est en charge de monter ces deux actes de onze scènes chacun. Après un Schatzgräber « totalement hors-sujet » et un Macbetto réussi [lire nos chroniques du 15 septembre et du 15 octobre 2012], le directeur général de l’illustre Toneelgroep Amsterdam offre une sobriété bienvenue qui sied à la simplicité des protagonistes : des gars du terroir qui se débattent avec leurs histoires d’argent et de cœur, leurs rêves et leurs cauchemars. Condamnée par la société, leur tendresse n’a qu’un petit lit d’hôtel pour s’exprimer, coincé entre deux logis au quotidien anxiogène et sans saveur.

Une douzaine de chanteurs se partagent l’affiche, plutôt excellents à l’exception d’Hilary Summers qui paraît l’ombre d’elle-même : Daniel Okulitch (Ennis del Mar), Tom Randle (Jack Twist), Heather Buck (Alma), Hannah Esther Minutillo (Lureen), Ethan Herschenfeld (Aguirre), Jane Henschel (Mère de Jack), Ryan MacPherson (Père de Jack), etc. Signalons enfin la présence attentive de Titus Engel en fosse et celle, stratégique, d’un chœur de furies sarcastiques autour d’Ennis endeuillé. « On peut dire, explique Wuorinen dans le bonus documentaire, qu’elles sont une manifestation de sa pensée, […] une forme extérieure du conflit qu’il n’a jamais pu résoudre ».

LB