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Chroniques
Richard Strauss | Die Frau ohne Schatten (version concert)
Emily Magee, Miina-Liisa Värelä, Gerhard Siegel, John Lundgren, etc.
Si notre séjour valaisan s’est essentiellement placé sous le signe du répertoire chambriste [lire nos chroniques des rendez-vous avec Daniil Trifonov, Daniel Hope et Marc Bouchkov], celui-ci a nulle exclusivité dans la programmation du Verbier Festival and Academy. Sous la houlette de Valery Gergiev, son actuel directeur artistique, la manifestation suisse fondée en 2000 mêle de jeunes instrumentistes avec leurs tuteurs issus du Metropolitan Opera Orchestra, offrant ainsi l’opportunité à des musiciens tout juste diplômés, et issus des quatre coins de la planète, d’une immersion dans l’aventure du grand orchestre. Avec l’opéra de Strauss,Die Frau ohne Schatten (1919), ils sont servis, tant dans l’éclairage soliste des pupitres que par l’alchimie d’un vaste et subtil maelström.
Quoique d’une ponctualité parfois légèrement relâchée, le chef russe ne laisse, en cette soirée débutant à dix-huit heures, aucune marge aux spectateurs négligents avec la montre – l’horlogerie est suisse ou n’est pas. Le maestro semble en grande forme. Nonobstant une battue que d’aucuns estimeront évocatrice plus que métronomique, il sait capturer l’attention de ses pupitres – selon un procédé qui peut rappeler, sur ce point, le mage Furtwängler – pour façonner une pâte homogène et délicate, irisée de couleurs et pondérant l’énergie sonore pour mieux faire vivre une intensité dramatique calibrée au service des voix. Pour être pléthorique, l’effectif exigé par le compositeur avait néanmoins Mozart et Die Zauberflöte pour modèles. De fait, les contrastes et les tensions du discours ne sacrifient ni un moelleux sans mollesse ni une lisibilité qui ne fond jamais en masse sonore : l’enchantement orchestral ne fléchit pas, tout au long des trois actes.
Ouvrage lyrique oblige, les gosiers font inéluctablement partie de l’attraction de l’affiche. Celle-ci connut quelques turbulences de dernière minute – les rumeurs font état d’incompatibilités d’ergots. Pour autant, le résultat ne pâlit guère de ses alternatives de distribution. En Impératrice, Emily Magee [lire nos chroniques de Peter Grimes, Capriccio et Die Frau ohne Schatten] fait une entrée prudente, avant de laisser s’épanouir, après le premier entracte, une ligne lyrique et sensible qui se garde bien de concurrencer la puissante Teinturière de Miina-Liisa Värelä, laquelle ne déploie certes pas la même plénitude que Nina Stemme, initialement prévue, mais ne manque ni d’aplomb, ni d’engagement dramatique – au contraire. Les aficionados de Brandon Jovanovich ne devraient pas regretter la vigueur de l’Empereur campé par Gerhard Siegel, jusque dans le métal discrètement écaillé de sa vaillance [lire nos chroniques de Wozzeck, Lulu, Der Ring des Nibelungen, Siegfried, Boris Godounov et Die Liebe der Danae]. Quant au Barak de John Lundgren [lire nos chroniques du Das Rheingold, Götterdämmerung et Siegfried], il assume fort honorablement l’office dévolu, sur le papier, à Matthias Goerne. En Nourrice, Evelyn Herlitzius cisèle une incarnation vénéneuse. Elle tire parti des ressources de son mezzo pour développer les sinuosités manipulatrices du personnage, jusque dans une prévenance incantatoire pleine de fourberie : assurément le pivot de l’évolution dramatique de la soirée [lire nos chroniques d’Elektra, Die Frau ohne Schatten, Tristan und Isolde, Lohengrin, Parsifal, Lady Macbeth de Mzensk, Die Walküre, Götterdämmerung et Lear].
Mentionnons encore le solide Messager de Bogdan Baciu [lire notre chronique d’Eugène Onéguine], ainsi que le trio des difformes : le Bossu mordant de Thomas Ebenstein, le robuste Manchot de Milan Siljanov et les apparitions également assises dans les graves du Borgne de Julien Van Mellaerts qui participant (comme les voix chorales et menues interventions secondaires) au programme de l’Atelier Lyrique, creuset de jeunes interprètes alliant perfectionnement académique et tremplin pour les débuts de carrière. Avec cette Frau ohne Schatten, Verbier ne faillit pas à sa réputation d’excellence et de générosité envers les talents de demain. Les neiges de l’art ne sont éternelles que si l’on veille à leur renouvellement.
GC