Chroniques

par bertrand bolognesi

Wozzeck
opéra d’Alban Berg

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 29 mars 2008
Angela Denoke (Marie) et Simon Keenlyside (Wozzeck) à l'Opéra Bastille
© ruth walz | opéra national de paris

C’est l’année même de l’entrée de l’Europe dans la Première Guerre Mondiale qu’Alban Berg découvre les fragments de Woyzeck, la pièce que le typhus de Georg Büchner avait laissée inachevée en 1838. Après les destins du révolutionnaire Danton et du poète Lenz, c’est un fait divers survenu à Leipzig quinze ans plus tôt qui inspira l’écrivain allemand : le crime d’un simple soldat égorgeant sa compagne. Près d’un siècle plus tard, ce drame de la pauvreté gagnait l’avenue Unter den Linden à travers l’opéra du Viennois. Ainsi, ces graves questions que sont les différences de classes sociales, les efforts de survie des uns et les petits plaisirs des autres n’affirmaient-elles que de légères variantes, qu’on les vive en 1821, qu’on les décrive au théâtre en 1838, qu’on en compose la partition durant les années de guerre, qu’on les représente à Berlin en 1925, enfin : qu’elles s’emparent ce soir de la Bastille (pourrait-on dire) dans la mise en scène infiniment pertinente et sensible de Christoph Marthaler.

Laissant son univers particulier s’emparer totalement de l’œuvre, l’artiste suisse nous en livre une sorte de traduction qui rappelle à ceux qui voudrait l’oublier que la pauvreté existe et, au-delà des masques qu’on lui fait prendre, qu’elle continue de broyer beaucoup de nos semblables. Car il s’agit bien de cela, au fond : nos semblables. Aucune leçon à lire dans ce spectacle, comme dans ces quelques lignes qui n’oseraient y prétendre, d’ailleurs : simplement une vérité crue qu’il serait absurde de refuser benoîtement en la disant vulgaire, sordide ou misérabiliste, usant de ce vocabulaire insultant qui, en maintenant haut et fort le sourire des embonpoints satisfaits, les fait croître toujours un peu plus.

Le rôle-titre s’active fébrilement parce que sa condition l’y oblige, ayant à travailler toujours plus pour survivre. C’est ce qui l’éloigne de sa bien-aimée et de leur petit. Ceux mêmes qu’il lui faut servir sans compter s’en amusent jusqu’à provoquer le drame. Saisissant est alors le décalage entre l’affairement de Wozzeck et l’oisiveté du médecin qui possède le pouvoir sur le corps et le militaire qui garantit le maintien de ce pouvoir. De fait, le soldat qui n’a plus même de corps à lui refuse l’idée qu’on dérobe son seul bien : le corps de Marie. « Keine Schuh, man kann auch bloßfüßig in die Höll’ gehen ! » (Pas de chaussures, on peut aller pieds-nus en enfer) s’affirme phrase-clé du spectacle : ranger les paires de chaussures, geste obsessionnel de Wozzeck, vole soudain en éclat ; ayant commis l’irréparable (détruit son seul bien), il entre dans cette dimension dont on ne revient plus, au-delà de la digue du rassurement névrotique.

D’une manière autrement poétique, la découverte par Margret du sang sur le bras de l’homme nous le dit en une sorte de tango contrarié, pris dans le gel – on pourrait dire : coagulé. Après un crime sans pathos, d’une dignité troublante, les corps disparaîtront bel et bien, non pas emportés par le marais mais avalés par la grande gueule d’un clown, celle-là même qui avait vomi le Tambour-major avant l’humiliation concluant le deuxième acte. Pour finir, les enfants, immobiles, insensibles et impersonnels, chanteront sans discernement : de même sera-ce sans petit cheval que le fils de Marie et Franz lancera ses hop hop ! impuissants.

À Gerard Mortier qui, plus d’une fois, déclara qu’à son goût la critique française parlait trop des mises en scène au lieu de s’exprimer sur les prestations musicales, l’on fera humblement remarquer qu’à inviter des personnalités comme celles de Marthaler et de ses complices Olaf Winter (lumières) et Anna Viebrock (costumes et décors), c’est bien à apprécier la qualité d’une mise en scène qu’il nous engage. C’est d’ailleurs principalement cet aspect de son travail à la tête de l’Opéra national de Paris que nous sommes régulièrement amenés à saluer.

Ce soir, les chanteurs s’intègrent de bonne volonté à la vision présentée. Ainsi John Graham-Hall s’y montre-t-il un Idiot inquiétant, sans doute plus un rêveur intellectuel qu’un idiot à proprement parler. Les Compagnons ne passent pas inaperçus : outre des personnages tranchés, on remarque l’investissement scénique et la vaillance d’Igor Gnidii ainsi que la solidité et la richesse de couleur de Patrick Schramm. On retrouve David Kuebler dans un Andres loin de tout dont l’aigu survole royalement le plateau. Bling-bling et punk, Jon Villars campe une montagne de Tambour-major, lui prêtant une voix et un chant en parfaite adéquation avec la santé du personnage. Luxueusement distribué, le Docteur de Roland Bracht possède une autorité élégante et avantageusement sonore. On regrettera la proposition attendue de Gerhard Siegel en Capitaine, appuyant copieusement la caricature par une expression volontiers disgracieuse ; c’est faire preuve de peu d’imagination que de réduire le rôle à cette habitude qu’on en a, alors qu’à le chanter véritablement, l’on pose plus âprement les questions évoquées plus haut. Ursula Hesse von den Steinen donne une Margret efficace et attachante.

On ne dira jamais assez les qualités d’Angela Denoke, faisant merveille en Marie : avec un grave qui s’étoffe plus certainement au fil du temps, le soprano allemand sert admirablement le personnage, en particulier la ballade de la mère coupable, au début du troisième acte, d’une sensibilité extrême. Présence incontournable, elle forme avec son Franz un beau duo dont les confrontations bouleversent. Car enfin, Simon Keenlyside livre ce soir son premier Wozzeck, et avec quelle maestria ! Somptueusement coloré, le baryton britannique use d’un éventail expressif qui semble illimité pour incarner un Wozzeck d’une grande précision, toujours nuancé, dont, fasciné, l’on suit l’évolution sans en perdre une miette.

Enfin, si l’on ne manquera pas de saluer le Chœur bien préparé par Winfried Maczewski, la direction de Sylvain Cambreling convainc moins. Très aiguisée sur les premières mesures, voire lapidaire, sa lecture appuie à juste titre la violence de l’œuvre, mais en se complaisant beaucoup trop dans le grand rôle confié par Berg à l’orchestre, jusqu’à gêner les équilibres, tant ceux entre les chanteurs et la fosse que ceux qui avantagent les textures instrumentales elles-mêmes, y compris dans les interludes. Par ailleurs, certains choix de tempo semblent discutables (comme cet étirement disproportionné qui met en danger la première apparition de Marie, par exemple).

BB