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Chroniques
Lucie de Lammermoor
opéra de Gaetano Donizetti
Si Lucie de Lammermoor, dans sa version française créée en 1839 au Théâtre de la Renaissance à Paris, est, de nos jours, représentée avec grande parcimonie sur les scènes de l’Hexagone – on se souvient tout de même de la série donnée à l’Opéra de Tours en début d’année [lire notre chronique du 3 février 2023] –, le titre sous cette forme est encore plus rare en Italie. Le Festival Donizetti Opera le met à son programme avec le choix insolite de confier la partie musicale à l’ensemble Gli Originali, composé de musiciens spécialisés dans le répertoire baroque [lire nos chroniques de Pietro il grande, Le nozze in villa, L’elisir d’amore et Chiara e Serafina].
Entendue l’année dernière ici-même au Teatro Sociale de Bergame dans Chiara e Serafina, opus de nature plutôt comique et que l’on découvrait, la formation historiquement informée est évidemment bien plus exposée cette fois dans Lucie, bien connu du public et habituellement joué par un orchestre moderne. À l’écoute de l’Ouverture, la première impression est plutôt bonne, dans un son plus doux, mesuré en décibels et moins métallique que d’ordinaire. Mais l’instabilité récurrente de plusieurs instruments à vent se fait jour, en particulier chez les cuivres, comme les cors naturels que l’on sait d’une extrême difficulté à maîtriser. La direction musicale de Pierre Dumoussaud n’est pas à mettre en cause, très vivante et maintenant un bon équilibre avec le plateau, le chef variant au mieux les nuances et tirant le maximum des forces en présence [lire nos chroniques de Soir de bataille, Pelléas et Mélisande, Werther, Hamlet et Roméo et Juliette].
La distribution vocale est de bonne valeur et d’une très appréciable qualité de français. D’une prononciation correcte, la Lucie de Caterina Sala ne semble pas chanter dans sa meilleure forme, annoncée malade au cours de la première représentation, une semaine plus tôt, où elle dut abandonner après l’entracte, continuant de mimer sur scène tandis que sa remplaçante chantait dans le même temps. Cette fois, elle assure sans problème majeur cette deuxième représentation, mais on décèle encore certaines fragilités chez le jeune soprano de vingt-quatre ans, dès son air d’entrée Que n’avons-nous des ailes (qui n’a rien de commun avec la version italienne Regnava nel silenzio), suivie d’une cabalette très fleurie. Son grand air de folie du troisième acte est évidemment très attendu, l’artiste entrant en scène affreusement ensanglantée en nous évoquant Carrie, du film éponyme de Brian de Palma. La chanteuse y fait preuve de musicalité et d’un certain abattage dans les nombreux traits d’agilité, la note conclusive sonnant malheureusement un peu sous la juste hauteur [lire notre chronique de Die ägyptische Helena].
Les deux autres rôles principaux disposent, quant à eux, de leurs pleins moyens vocaux. En Edgard, le ténor Patrick Kabongo détaille le texte avec une clarté qui rend inutile le recours aux surtitres (italiens et anglais, de toute façon !) et déroule la ligne vocale avec élégance. Le format n’est pas exactement celui du ténor lyrique que l’on peut entendre régulièrement dans le rôle, mais il reste en adéquation au volume de l’orchestre et du plateau. Le chanteur parvient également à distiller certains suraigus bien amenés, dans une voix mixte qui paraît naturelle et sans rupture avec sa voix de poitrine [lire nos chroniques d’Armide, L’inganno felice, Romilda e Costanza, Moïse et Pharaon, L’equivoco stravagante, Elisabetta, regina d’Inghilterra, Le philtre, Armida, Il Turco in Italia, La resurrezione et Les martyrs]. En Henri, le baryton Vito Priante fait lui aussi entendre un excellent français, ainsi qu’un timbre noble et séduisant… presque trop beau pour caractériser la noirceur du méchant frère de Lucie [lire nos chroniques de Berenice, Les contes d’Hoffmann, Iolanta, L’ange de Nisida à Londres et Il califo di Bagdad] ! Plus réduit que Raimondo, le rôle de Raimond est défendu avec ampleur par le baryton-basse Roberto Lorenzi [lire nos chroniques de L’ange de Nisida à Bergame et de Medea in Corinto], tandis que le ténor David Astorga figure avec ce qu’il faut de cynisme le personnage manipulateur de Gilbert. Autre ténor, Julien Henric chante avec éclat la partie de Lord Arthur, un peu plus développée dans cette version française [lire nos chroniques d’Anna Bolena, Turandot et Norma].
En coproduction avec le Teatro Comunale de Bologne, la mise en scène de Jacopo Spirei [lire nos chroniques de Falstaff, Mitridate et Ermione] change radicalement des deux précédents spectacles, à base de vidéos, vus lors de la présente édition du festival bergamasque [lire nos chroniques de l’avant-veille et de la veille]. La mélancolie est palpable dans les toiles peintes de forêts et les feuilles tombées au sol, les tableaux successifs de l’opéra se déroulant dans le décor unique de Mauro Tinti avec, par moments, l’arrivée de tables et de bancs sur lesquels s’assoient les artistes du Coro dell’Accademia Teatro alla Scala, bien chantants quoique dans un français pas toujours facilement compréhensible. Une exception au décor unique, toutefois : la dernière scène du troisième acte installe une carcasse de voiture désossée, à côté de laquelle Edgard se suicidera. Au fond à jardin gisent quatre femmes inanimées, avec traces de coups portés au corps. Dans cet univers presqu’exclusivement masculin, où Lucie est la seule protagoniste féminine après la suppression du rôle d’Alisa, la violence est en effet prégnante. Les premières images d’hommes qui harcèlent des femmes et les violent à l’arrière du plateau sont difficilement supportables pour quelques spectatrices qui protestent brièvement. Même si la réalisation visuelle a été conçue il y a sans doute plusieurs mois, cette séquence se télescope avec la triste actualité italienne et le récent meurtre de l’étudiante de vingt-deux ans, Giulia Cecchettin, qui a suscité une grande émotion et de nombreuses manifestations dans le pays.
IF