Chroniques

par katy oberlé

La bohème
opéra de Giacomo Puccini

Festival Puccini / Gran Teatro all’aperto, Torre del Lago
- 25 août 2023
Christophe Gayral met en scène LA BOHÈME au Festival Puccini de Torre del Lago
© lorenzo montanelli

La quatrième et dernière représentation de la nouvelle Bohème du Festival Puccini sera-t-elle aussi houleuse que sa première qui fit couler beaucoup d’encre à la mi-juillet ?...

Opposé à la mise en scène du fameux ouvrage du compositeur toscan, le chef d’orchestre Alberto Veronesi [lire nos chroniques de La rondine et de La fanciulla del West] déclarait « Non voglio vedere queste scene » et, en toute logique, se masquait les yeux afin de diriger le spectacle en ouverture de la soixante-neuvième édition de l’événement. Finalement, il fut demandé à un autre chef de mener les trois autres soirées. Très attentifs aux chanteurs, Manlio Benzi [lire notre chronique du 26 mai 2011] joue la carte de la prudence, même ce soir, l’équipe ayant répété d’abord avec son prédécesseur – renonce-t-il à imprimer sa marque à l’interprétation ? on ne saurait le dire. Certaines approximations surprennent pourtant, mais sa lecture s’avère correcte dans l’ensemble, l’Orchestra del Festival Puccini sonnant même mieux qu’hier dans Madama Butterfly [lire notre chronique de la veille]. En revanche, le Coro del Festival Puccini affirme toujours de grandes qualités – cohésion impeccable, équilibre des pupitres, musicalité, etc. –, de même que les Voci bianche, bien en place (Roberto Ardigò dirige les premiers et Viviana Apicella les seconds).

Il n’empêche : les chanteurs tirent aisément leur épingle du jeu. À commencer par la basse-bouffe Alessandro Ceccarini, Alcindoro souvent parlando mais d’autant plus drôle. Le Parpignol juvénile de Marco Montagna bénéficie d’une clarté surprenante qui rend le personnage un peu lunaire. Comique, burlesque même, le baryton-basse Angelo Nardinocchi campe un Benoît aussi solide que sa probité paraît douteuse, en parfait accord avec l’option de mise en scène (dont nous reparlerons).

Les quatre joyeux garçons qui, plutôt que de peindre, d’écrire des vers, de philosopher ou de faire de la musique, s’éprennent ici de révolution, sont vaillamment servis. Le baryton Sergio Bologna aurait pu souffrir du vibrato généreux qui définit aujourd’hui sa voix, mais cet aspect devient un avantage dans le chant paradoxalement précis et l’assise sympathique du personnage. Timur de luxe il y a quelques jours [lire notre chronique de Turandot], la basse charismatique Antonio Di Matteo livre un Colline somptueusement phrasé dont la Vecchia zimarra est bouleversante. La profondeur du timbre, incarnée par une présence qui fait figure de socle imprenable, contraste avec la légèreté scénique des trois autres. Il est l’intellectuel qui sait théoriser la révolte sociale [lire nos chroniques de Die Zauberflöte à Toulon et à Macerata, Simon Boccanegra et Falstaff]. Alessandro Luongo détient un baryton vaillamment projeté à la couleur très cuivrée qu’il met au service de son Marcello nuancé et mordant, personnage attachant partagé entre la rage et l’amour. Enfin, le ténor Oreste Cosimo retrouve le rôle de Rodolfo qu’il chantait récemment à Nice [lire notre chronique du 31 mai 2023] : la lumière du timbre est un atout, c’est indéniable, mais certaines attaques en force sont à déplorer, ainsi qu’une approche globalement monolithique de la partition, trop peu nuancée, a contrario d’un personnage truculent.

Sa belle Mimi est assurée par Claudia Pavone, soprano dont la définition sonore oscille entre lyrique et dramatique. L’impact est efficace, la technique maîtrisée, et l’artiste prête au personnage une malice et une émotion qui vont droit au cœur. L’autre dame de la pièce, Musetta, est coquette à souhait : le succès de Federica Guida est bien mérité, avec une homogénéité de la voix sur toute son étendue, une saine souplesse d’émission et une musicalité hors de soupçon. Avec tout cela, quel sens du théâtre !

Justement, il est bien temps de parler théâtre…
Dans sa scénographie, Christophe Ouvrard [lire nos chroniques d’Iolanta, Die Zauberflöte à Tours, Angels in America et Ottone, re di Germania] donne immédiatement le ton en montrant les murs de la mansarde montmartroise couverts d’affiches contestataires où le Général est le grand méchant loup dont il faut d’urgence débarrasser la France. La Wihnàchtshàmpfel représentée n’est pas celle de l’époque de Murger mais celle de l’année 1967, lorsque la marmite du ras-le-bol, dans l’état policier du Grand Charles, se met à bouillir de plus en plus fort, en route vers les journées de mai 68. À l’inverse de la bêtise mise sous orbite à Paris [lire notre chronique du 1er décembre 2017], la transposition réalisée par Christophe Gayral fonctionne à merveille [lire notre chronique de Così fan tutte], surtout en Italie où les années soixante à quatre-vingt ont été secouées par de nombreuses émeutes, et encore plus après la colère de la jeunesse française au printemps 2023, après qu’un adolescent a été froidement abattu par un gardien de la paix, selon l’expression consacrée, sous le règne du P’tit Manu. Les costumes bien choisis de Tiziano Musetti (sur une idée d’Eduardo Russo) peaufinent le contexte. Qu’est-ce qui a bien pu choquer maestro Veronesi ?... selon lui, la production fait propagande de préceptes communistes, propres à choquer ce membre des Fratelli d’Italia dont le nom figure sur la liste électorale de Madame Meloni, précisons. Ces ulcérations partisanes ont-elles un rapport avec la musique, avec la mise en scène, avec l’art ? En s’exhibant yeux bandés, Alberto Veronesi a oublié qu’il était musicien et s’est autodésigné comme ne l’étant plus du tout.

KO