Chroniques

par bertrand bolognesi

Julie
opéra de Philippe Boesmans

Opéra national de Lorraine, Nancy
- 27 mars 2022
JULIE, opéra de Boesmans, mis en scène par Silvia Costa à Nancy
© jean-louis fernandez

Dimanche après-midi de franc soleil, place Stanislas, pour cette première d’une nouvelle production de Julie, l’opéra en un acte conçu par Philippe Boesmans au début de ce siècle pour le Théâtre de La Monnaie, à Bruxelles, où il fut créé le 8 mars 2005, et le Festival d’Aix-en-Provence qui le repris quelques mois plus tard. À partir de Fröken Julie qu’August Strindberg présentait dans sa propre mise en scène au printemps 1889 à Copenhague, et qui, après sa création française de 1893, connut un important regain d’intérêt dans nos théâtres dans les années quatre-vingt – on se souvient des incarnations d’Yolande Folliot, d’Isabelle Adjani, de Fanny Ardant et d’Alix de Konopka, mais surtout de la mise en scène de Matthias Langhoff, particulièrement marquante –, le compositeur belge a imaginé son quatrième opéra, après La Passion de Gilles (1983), Reigen (1993) et Wintermärchen (1999). À la suite d’un parcours personnel, et à nul autre pareil, qui invite l’histoire de la musique dans sa créativité, il y use des procédés compositionnels et des couleurs de ses illustres prédécesseurs Mahler, Berg et même Strauss, plaçant sa nouvelle œuvre lyrique à la fois dans l’époque de la pièce inspiratrice et dans les sonorités qui lui sont chères [lire nos chroniques de Reigen au Théâtre de l’Athénée-Louis-Jouvet et à l’Opéra national de Paris, d’Yvonne, princesse de Bourgogne, Pinocchio, Capriccio pour deux pianos et orchestre et Au monde].

C’est à l’excellent Emilio Pomarico que l’Opéra national de Lorraine confie une fosse d’une grosse quinzaine de musiciens (issus de son orchestre). Fort apprécié dans le répertoire contemporain [lire nos chroniques du 13 janvier 2006, du 22 septembre 2007, du 12 novembre 2012, du 20 juin 2014, du 20 octobre 2017, des 27 et 28 avril ainsi que du 5 mai 2018], le chef signe une approche infiniment soignée dont la calme expressivité contraste avec les tensions du trio scénique, en cette étrange nuit de la Saint-Jean, celle de chaque permission et de tout excès. Une extrême sensualité traverse cette lecture dont s’impose la subtilité.

Et c’est aussi la sensualité que convoque la mise en scène de Silvia Costa [lire nos chroniques de Combattimento, la théorie du cygne noir et de Like flesh], dans une délicatesse d’approche qui tient du raffinement, jusqu’en cette tresse de crin qu’une polissonnerie d’un instant place en indicateur de volupté. Nul crispation dans cet idéal rituel érotique rejoint par un réel discourtois, assez brutal pour que le lever du jour signifie l’ordre de mort. Avec ce drame, Strindberg interrogeait la fantaisie individuelle dans un contexte sensible, celui d’une domesticité qui ne sait voir en la jeune fille de la maison que promesse d’ascension sociale, de même que le valet était abordé comme objet sexuel dont il ne pouvait venir à l’esprit de l’héroïne qu’il pût refuser son consentement. Aux maîtres tout est permis… pourvu qu’ils y mettent le prix, or la belle est fauchée : de là à la dominer enfin, elle qui l’avait possédé, par ce don, impératif, du rasoir, il n’y a qu’un pas, comme si, en sus de la problématique non négligeable de l’honneur perdu, pour parler à l’ancienne mode, le plaisir donné méritait la mort pour payer le service de Jean et cautériser la peine de sa promise.

Avec la complicité de Michele Taborelli pour la scénographie et de Laura Dondoli quant aux costumes, la belle équipe de Silvia Costa, qui compte également Rosabel Huguet (assistanat à la mise en scène), Marco Giusti (lumières) et Simon Hatab (dramaturgie) ouvre la cuisine fatale dans une opacité suggestive. Dessinée par quelques éléments à peine (batterie suspendue d'assiettes, table, chaise, chandelier) que vient rehausser un bouquet modeste dans le plus simple des vases, la scène possède cette épaisseur des vieux vernis, cette profondeur des toiles anciennes admirées dans quelque musée nordique à la dernière heure du jour. Ainsi la fête de l’été se concentre-t-elle parfaitement en l’obscurité contradictoire des plus belles journées de l’année suédoise. Loin de se satisfaire d’un écrin si réussi, encore l’artiste en investit-elle l’esthétique d’une direction d’acteurs précise qui, comme le laissait présager l’oppressant ouvrage de ferronnerie surgi des cintres comme un prologue, conduit la situation à son comble. Outre les trois voix de l’opéra, les danseurs Gianni Illiaquer et Marie Tassin soulignent la cérémonie.

Et quelles voix ! Le soprano colorature Lisa Mostin offre toute l’agilité requise au rôle de Kristin, une facilité vocale qui laisse pantois, avec un suraigu qui va de soi. Le baryton Dean Murphy se distingue d’abord par la fiabilité d’émission et la fermeté du timbre, nuançant bientôt une expressivité plus riche dès que Jean se trouve confronté au fantasme de la fille du comte – « la demoiselle est vraiment folle ? Quelle façon de danser ! ». À elle seule la douceur déclinée par son chant dans les moments les plus tendres est séduction. Enfin, nous devons au mezzo-soprano Irene Roberts une Julie remarquable dont la générosité vocale traduit la libido soudainement assoiffée, en prise avec quelque sortilège astral, peut-être. La voix est puissante, le timbre joyeusement invasif et la ligne, par-delà une écriture parfois moins évidente du rôle, somptueusement liée [lire notre chronique des Huguenots].

À travers le livret de Marie-Louise Bischofberger et Luc Bondy [lire nos chroniques des productions de Matthew Jocelyn et de Bondy], l’acte de Strindberg – dramaturge plusieurs fois convié dans le monde lyrique [lire nos chroniques de Simoon et de Die Gespenstersonate] – s’épanouit durant une heure et vingt minutes dans l’œuvre de Boesmans. Trois représentations s’ensuivent sur la scène nancéienne (29 et 31 mars, puis 1er avril), avant que le spectacle gagne celle de Dijon (4, 6 et 7 mai). À ne pas manquer !

BB