Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Gespenstersonate | La sonate des spectres
opéra d’Aribert Reimann

Deutsche Staatsoper Unter den Linden (saison hors les murs) / Schiller Theater Werkstatt, Berlin
- 27 juin 2017
Matthew Peña en Arkenholz de Die Gespenstersonate de Reimann à Berlin
© vincent stefan

Depuis avant-hier est lancée l’édition 2017 d’Infektion! par la Deutsche Staatsoper de Berlin, encore pour quelques mois au Schiller Theater, le temps que soient achevés les travaux de restauration de la maison historique Unter den Linden. Festival für Neues Musiktheater est le sous-titre d’Infektion!, qui suffit à en dire la teneur. De fait, le programme est riche en la matière, avec un colloque sur Jakob Lenz, l’opéra de Wolfgang Rihm (1979) d’après Georg Büchner (représenté à partir du 5 juillet) et des soirées de concert consacrées à Pierre Boulez, John Cage, Grigori Frid, György Kurtág, Tristan Murail et Galina Oustvolskaïa, entre autres. Dimanche soir, tandis que nous assistions à sa Medea [lire notre chronique du 25 juin 2017], il revenait à Aribert Reimann d’inaugurer l’événement avec un ouvrage lyrique ancien, puisqu’il fut créé dans le cadre du Berliner Festspiele il y a trente-trois ans, par la Deutsche Oper au fort beau Hebbel Theater, réalisé en 1907 par l’architecte hongrois Oskar Kaufmann à Kreuzberg.

En 1983, Reimann ne mettait pas pour la première fois en musique le théâtre d’August Strindberg. Vingt ans plus tôt, il composait son deuxième opéra, Ein Traumspiel, d’après Ett Drömspel de 1901 (l’édition française dit Le songe, ce qui n’est pas tout à fait exact), sur un livret (d’après la version allemande de Peter Weiss) de Carla Henius, mezzo-soprano très investi dans la musique de son temps – création à Kiel en janvier 1965. Six ans après son fameux Lear [lire nos chroniques des 31 et 23 mai 2016, ainsi que du 17 mai 2014], le Berlinois revenait donc au dramaturge suédois à travers le livret qu’Uwe Schendel réalisa directement à partir de la langue originale. Spöksonaten fut écrit en 1907 pour le théâtre que Strindberg venait de fonder avec le metteur en scène August Falk. Il fait partie de son théâtre de chambre que constituent plusieurs pièces tardives s’éloignant de l’idéal naturaliste exploré avec Mademoiselle Julie (Fröken Julie, 1888) dont la préface est un véritable manifeste de cette esthétique. Désormais, l’auteur plonge dans l’onirisme, parfois par le biais du recours à l’ésotérique ou par un procédé qu’il serait anachronique de déclarer absurde, les adeptes de ce futur mouvement étant loin encore. Contrairement à l’ancienne veine, La sonate des spectres n’atteignit les planches françaises qu’à l’aube des années cinquante, alors que Max Reinhardt en dirigea dès 1916 la création allemande, à la Volksbühne de Berlin – il faut dire que les années vécues par Strindberg dans cette ville furent autrement fécondes que celles de galère qu’il avait passées à Paris.

L’étudiant Arkenholz est né un dimanche, c’est pourquoi il a le don de voir des choses que les autres ne peuvent voir. Ainsi d’une catastrophe (l’effondrement d’un immeuble) qu’il pressent avant qu’elle ait lieu, ce qui lui permet d’intervenir au plus vite en sauvant des vies, ou d’une laitière peut-être fantomatique à laquelle il parle. Mais il est aussi le fils d’un homme incapable de prononcer le mot fönster (fenêtre) dont un certain Hummel jadis occasionna la ruine. Ce triste sire entraîne bientôt l’étudiant dans l’inquiétant jeu d’une société compassée dans ses rituels, une société dont on ne sait guère qui est encore en vie et qui revient d’outre-tombe. Les petites cachotteries de chacun siègent bientôt sur la table du souper, chez un colonel qui n’en est même pas un, sous les cris d’orfraie de son épouse singeant le perroquet en révélant à tous les minables ignominies de Jakob…

Nous ne voyons pas cette représentation dans la grande salle, mais dans l’atelier du Schiller Theater, juste à côté. Disposé sur des gradins formant L, un public d’environ soixante personnes au maximum prend place face à un espace fermé par deux murs blancs, où trône la table de cérémonie. Un orchestre de treize instrumentistes – membres de la Staatskapelle Berlin et de son Orchesterakademie – est installé en surplomb de la scène et des gradins, à gauche. On découvre le fauteuil roulant du vieil Hummel, les deux échelles de machinerie sur les murs et les corps jonchant le sol, qui se lèvent peu à peu au son d’une horloge, celui d’une vrillette scientifiquement dénommée Xestobium rufovillosum : parce qu’en période amoureuse le mâle frappe du chef contre le bois pour se signaler aux femelles, le bruit de l’insecte xylophage est assimilé à celui de l’horloge et, dans la croyance populaire, à celui du temps passé, sinistre présage de mort.

Commence la musique ! Elle est dense, infiniment contrastée, à l’instar des sautes d’humeur du texte strindbergien, imprévisible. Au pupitre, Michael Wendeberg, que l’on connut en tant que pianiste de l’Ensemble Intercontemporain, puis chef de l’ensemble genevois Contrechamps [lire nos chroniques du 21 mai 2006 et du 28 septembre 2003], mène une lecture féline de l’œuvre de Reimann, dont surprend le recours intriguant à l’harmonium (Jenny Kim). Bravo à Katharina Wichate (hautbois) pour un solo mélismatique et au contrebassiste Hans Stockhausen auquel est confié un saisissant phrasé aigu, sans oublier un quintette à cordes qui donne le frisson.

Dans ce dispositif réduit au minimum, le baryton Otto Katzameier signe une mise en scène concentrée sur la violence des relations entre les personnages, dans la lumière sans concession d’Irene Selka. Ici, l’orchestre ne masque rien, la production non plus, les chanteurs sont tout près de nous : on peut donc parler d’un opéra sans filet, avec une prise de risque maximale. Tous les jeunes artistes qu’il réunit, dont certains de l’Opernstudio maison, s’en sortent haut la main. À commencer par Arkenholz, rôle musicalement redoutable tant il est tendu d’intervalles acrobatiques, parfaitement tenu par le vaillant Matthew Peña. David Oštrek marque particulièrement l’écoute par un baryton-basse robuste et invasif (Hummel). Natalia Skrycka prête un timbre fort incisif et un chant agile à la Cuisinière et à l’Aveugle. Applaudissons également les domestiques Bengtsson et Johansson (Adam Kutny et Noriyuki Sawabu), la Jeune fille à marier, interprétée par Paula Rummel, et surtout l’excellente Mumie d’Alexandra Ionis – un rôle écrit pour Martha Mödl qui le créait à l’âge de soixante-et-onze ans [lire notre critique du DVD] ! –, mezzo-soprano généreusement lyrique qui compose un personnage non seulement haut en couleur mais encore bouleversant. Entre les chanteurs, une connivence évidente autorise une liberté de jeu proprement théâtrale.

Les protagonistes s’écroulent. L’étudiant s’installe à table. La ronde est terminée. La musique se suspend. Le bruit de l’insecte, à nouveau, de l’horloge… tout pourrait recommencer, indéfiniment, pour ces êtres condamnés à une atroce éternité. Pour nous, une relative immersion dans l’univers de Reimann, dont nous écoutions hier les transcriptions schubertiennes [lire notre chronique de la veille], prend fin avec ce spectacle.

BB