Chroniques

par jorge pacheco

Emilio Pomarico, Exaudi et Musikfabrik
création de Finis Terrae de Brian Ferneyhough

Festival d’Automne à Paris / Amphithéâtre Bastille
- 12 novembre 2012
création de Finis Terrae de Brian Ferneyhough
© dr

L'Amphithéâtre Bastille accueille (pour la dernière fois de cette édition) le Festival d'Automne à Paris pour un concert où l'ensemble Musikfabrik met en perspective le travail de deux compositeurs britanniques actuels, aussi éloignés esthétiquement l'un de l'autre qu'ils le sont ce soir dans la salle, s’ignorant mutuellement à quelques sièges de distance.

Le rythme « pourrait être » (nous dit-on) le fil conducteur de la soirée, formule verbale dont le conditionnel excuse d'avance l'audacieux propos. Quel est en effet le rapport rythmique entre la musique de Benedict Mason et celle de Brian Ferneyhough ? Difficile de le savoir, si ce n'est par l'intuition d'une antinomie totale entre les deux univers sonores. Mais, plus encore, quel est le rapport entre l'œuvre des deux Britanniques et celle de Guillaume de Machaut et le Codex Chantilly ? Il n'est pas non plus aisé de le deviner, la soirée n'éclairant pas mieux la question, même après la lecture des très savantes notes de programme signées par Laurent Feneyrou. Malgré des moments d'une grande intensité, atteints notamment en deuxième partie, le spectacle semble ainsi manquer de continuité dans sa globalité, ce à quoi contribuent certainement les longs temps d'attente entre chaque œuvre et un entracte de plus d'une demi-heure.

The Hinterstoisser Traverse de Mason ouvre la soirée.
Si l'on s'étonne souvent de la nécessité quelques fois excessive des compositeurs actuels de justifier leur musique par des analogies parfois assez improbables, cette page nous laisse tout bonnement perplexes. Nul n'est en mesure de juger l'élan créateur d'autrui, mais on a vraiment du mal à déceler le rapport entre la pièce jouée et l’excursion de l'alpiniste allemand dont elle s'inspire. Si Mason s'identifie en tant qu'artiste au propre Hinterstoisser, qui donna sa vie pour ouvrir à d'autres des chemins jusqu'alors impensables, nous n'avons qu'à le féliciter pour la haute opinion qu'il porte à sa propre entreprise créatrice. Nous percevons cependant, depuis l'autre côté de la montagne, une même note répétée sans repos pendant une douzaine de minutes, dans un jeu de relais de timbres et de rythmes d'une naïveté étonnante – une plaine interminable où le regard se lasse d'interroger l'horizon dans l'attente que quelque chose d’intéressant s'offre à la vue.

Pour l’exécution de la pièce suivante, the neurons, the tong, the cochlea... the breath, the resonance, du même compositeur, la scène se remplit de toutes sortes d'instruments extra-européens, rares, ou fabriqués par Mason lui-même. Totalement détachés de leur culture d'origine, ces instruments sont utilisés selon des considérations purement acoustiques. Cette fois-ci, le projet s'avère bien plus consistant. Les mêmes musiciens qui excellent dans leur instrument respectif lors de la pièce précédente sont maintenant assis à terre, déchaussés et entourés par une multitude d'objets étranges qu'ils font sonner sous les indications précises mais discrètes d'André de Ridder, dirigeant assis sur un tapis, jambes croisées, tel un instructeur de yoga. Le résultat donne l'impression d'une improvisation collective fort bien menée par l'ensemble, avec des sonorités que l'on croirait issues d'un traitement électronique, et une variété de timbres qui ne cesse de surprendre. De beaux passages traversent cette œuvre où la seule vue des musiciens se confrontant à des instruments aux dimensions parfois gigantesques est un spectacle. N'oublions pas que Mason est très sensible à la force de l'image (il enregistre avec son caméscope toute l'exécution), compte tenu de ses origines liés au monde du cinéma.

La deuxième partie du concert voit l'entrée en scène des chanteurs de l'ensemble vocal anglais Exaudi, qui interprètent sobrement des chansons polyphoniques du Moyen Âge. Malgré la beauté des œuvres de Guillaume de Machaut et de Johannes Ciconia, ainsi que de celles extraites du Codex Chantilly, leur présence ici ne semble jamais pleinement justifiée. Nous saluons toutefois la prestation de chanteurs dont la versatilité vocale, la pureté d’émission et la grâce les laisse paraître aussi expérimentés dans ce répertoire que dans le contemporain (leur spécialité). Une traduction des textes aurait été sans doute utile pour mieux comprendre cette musique intimement liée aux mots.

Finis Terrae, création pour six voix et ensemble de Bryan Ferneyhough, qui clôt le programme, est sans doute l'œuvre phare de la soirée. La pièce, caractéristique de la virtuosité d'écriture du compositeur anglais, met en action une grande quantité de matériaux contrastants, le plus souvent caractérisés par un tempo bien défini (rarement lent), qui s'opposent les uns aux autres par une multitude d'interventions fugaces et vertigineuses. Des points d'orgue qui forcent les sons à tenir sans diminuer, tels des « arrêts sur l'image » (contrairement au comportement des résonateurs naturels), jalonnent le discours, lui donnant une respiration qui ne signifie pas pourtant une décompression de la tension accumulée. Emilio Pomarico, qui dirige l'ensemble, excelle par sa précision dans une partition difficile. Ses mouvements sont parfois spasmodiques, en accord total avec les irruptions fulgurantes des différents matériaux sonores. Sa direction est engagée et expressive ; elle gagnerait sans doute en élégance si sa main gauche n'était pas constamment occupé à mettre en place une chevelure qui entrave la lecture de la partition.

L'œuvre de Ferneyhough est d'une complexité rythmique, mélodique et orchestrale époustouflante, ce qui la met vraiment aux antipodes de ce que nous entendions en première partie. Pendant l'exécution de Finis Terrae, Mason préfère, pour sa part, se concentrer sur son carnet de notes, songeant peut-être à sa prochaine expédition alpine, et jugeant probablement que le travail de son compatriote n'arrive même pas au sommet des Buttes-Chaumont. Une telle complexité, si toutefois elle ne constitue pas le seul intérêt de la partition, permet à Ferneyhough une maitrise extrêmement précise du détail, l'une des principales caractéristiques de son style. Dans ce contexte vertigineux où le devenir est constamment déroutant, la précision s'avère précieuse pour la subsistance du projet musical. Musikfabrik fait en ce sens un travail remarquable.

À la fin de la soirée persiste l'impression que seul le Festival d'Automne à Paris peut supporter le risque d'une programmation aussi hétéroclite sans se mettre en péril. À nous d'en remercier les responsables qui chaque année occasionnent de sortir des cadres conventionnels… alors que dehors jaunissent les arbres.

JP