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Chroniques
Reigen | La ronde
opéra de Philippe Boesmans
Fort attiré par l’univers expressionniste de la littérature des débuts du XXe siècle, c’est tout naturellement que le compositeur belge Philippe Boesmans trouvait inspiration dans le théâtre d’Arthur Schnitzler pour l’opéra Reigen conçu avec Luc Bondy qui en signait le livret il y a une dizaine d’années, avant de réaliser la mise en scène de la création. De même n’est-on pas surpris d’apprendre que son prochain ouvrage lyrique, présenté en 2005 à La Monnaie de Bruxelles, s’attachera à Mademoiselle Julie d’August Strindberg.
Ce soir, l’Athénée présente la production des Jeunes Voix du Rhin usant d’une version transcrite pour vingt-deux instruments par Fabrizio Cassol. Ainsi, le brillant metteur en scène canadien Matthew Jocelyn put-il retrouver l’irremplaçable énergie propre aux jeunes artistes, élan qu’il avait connu deux ans plus tôt en montant avec génie Larmes de couteau et Alexandre Bis, deux courts ouvrages de Bohuslav Martinů.
Cette Ronde s’ouvre sur une prémisse des saluts finaux de la représentation, à peine atténués par un tulle et un éclairage discret : déjà, chaque protagoniste invite son prochain partenaire à la révérence, jusqu’à ce que la boucle soit bouclée. S’appuyant sur une musique non dénuée de personnalité quoique flirtant volontiers avec celle de Strauss lorsqu’il s’agit d’évoquer une sensualité cossue, avec celle de Berg dans un milieu plus populaire, la succession d’intrigues amoureuses s’effectue dans un décor simple et efficace fait de banquettes, de panneaux de verres teints et principalement d’éclairages choisis, dressant un portrait féroce d’une société bourgeoise tant tenue par la morale – qu’elle ne parvient pas à respecter – qu’elle fait mal l’amour sans parvenir à s’empêcher de le faire.
Leocadia, la belle prostituée « qui est dans le métier depuis un an », séduit le beau soldat qui n’a pas d’argent. Il résiste un peu, mais finit par céder au désir. L’aimera-t-il ? Goguenard, il s’échappe et retrouve la soubrette Mizzi qui déjà lui reproche de préférer danser avec une « blonde à la tête de travers ». La volupté est bien au rendez-vous, jamais l’amour, et lorsqu’il poindra son nez, ce ne sera qu’un leurre, une façon faussement chevaleresque de sauver momentanément l’honneur. Mizzi, éprise du soldat Franz, n’en provoque pas moins le fils de la maison qui l’emploie et le débauche sans mal. Le dadet Alfred aussitôt satisfait l’oublie pour détourner une femme mariée du droit chemin. Après une fâcheuse déficience d’adolescent pressé, les amants passent une nuit folle à l’issue de laquelle l’épouse adultère court chez son mari, laissant le bellâtre dans une autosatisfaction imbécile et heureuse – sans mensonge, elle. Lit conjugal : le mari Gottfried dit aimer cette femme plus jeune que lui qu’il croit si fidèle... et qu’il trompe quelques instants plus tard avec une grisette attirée dans un cabinet particulier – unechambre séparée, à Vienne. Troublée par une ressemblance frappante entre le vieil homme et son dernier béguin autant que par l’alcool, elle partage un maigre plaisir sans suite qui révèle une fois de plus l’absence d’amour dans ces brefs échanges spasmodiques.
Jusque là, tout va bien. La suite s’épuise, manquant de rythme et d’humour, et mène à une fin nauséeuse qu’on anticipe dès la septième scène. Un célèbre poète vient conter de plates romances à la grisette dont le lyrisme n’a d’égal que l’impératif du désir, avant de retrouver sa dulcinée, cantatrice éprise d’un compositeur inverti, etc. Le personnage du poète, grossièrement dessiné, amorce une dégradation de la mise en scène qui trouve sa clé de voûte dans le tableau des amours de la castafiore et du Comte revenant de la très licencieuse Budapest. Matthew Jocelyn sut jongler avec élégance dans des évocations que Bondy lui-même, en 1993, n’avait rendues que plus ou moins pornographiques. Avec la Scène 9, il décrédibilise son édifice tout de nuances par le sursaut d’une gratuite fantaisie au franc mauvais goût. De ce fait, l’absurdité de la proposition, avec un Comte loufoque et une chanteuse folledingue qui raconte ses exploits dans un téléphone-oreille-d’ours-en-peluche-géant sous un baldaquin d’une indicible laideur, finit par atteindre une lourdeur exaspérante qui déçoit.
Pleinement engagés dans l’aventure, les jeunes gens offrent un jeu présent propre à construire de vrais personnages. Ainsi le ténor Fausto Reinhart est-il un Franz brutal et ingrat, sans cesse mobilisé par son éros, et livre un timbre d’une belle vaillance capable de fines nuances. Ernesto Morillo Hoyt donne un excellent Gottfried, jouissant d’une parfaite homogénéité vocale pour une couleur avantageusement chaleureuse. Sans énumérer dix rôles, on retiendra les prestations de Géraldine Chauvet, soubrette attachante, de Monica Brett-Crowther qui campe une grisette délicieusement drôle servie par un organe parfaitement maîtrisé. En fosse, Neil Beardmore dirige une lecture d’une grande lisibilité, à la tête de l’Orchestre OstinatO dont on apprécie, entre autres, la qualité du clarinettiste et du hautboïste.
BB