Chroniques

par bertrand bolognesi

Johannes Maria Staud | Once anything might have happened
Sophia Burgos, Hanno Müller-Brachmann, Ensemble Aedes

Orchestre de Chambre de Paris, Ensemble Intercontemporain
ManiFeste / Cité de la musique, Paris
- 17 juin 2022
Matthias Pintscher et l'EIC créent la nouvelle œuvre de Johannes Maria Staud
© quentin chevrier

Ouvert le 8 juin, le festival annuel de l’Ircam, ManiFeste, se poursuit avec ce nouveau concert intitulé Cantates et donné à la Cité de la musique. De part et d’autre de l’entracte se déploie, en effet, un programme chanté recourant à la voix soliste, au chœur et à l’orchestre, programme bordé en ses extrêmes par des pages exclusivement instrumentales. Ainsi de la Fuga (Ricercata) avec laquelle Anton von Webern s’emparait en 1935, via la transcription pour l’effectif orchestral, d’un contrepoint à six voix puisé dans la musikalische Opfer de Johann Sebastian Bach. Sur scène, les musiciens de l’Orchestre de Chambre de Paris partagent les pupitres avec les solistes de l’Ensemble Intercontemporain. Sous la battue de Matthias Pintscher, ils échangent si bien le thème, exposé par l’excellent Jules Boittin au trombone, qu’un voyage dans les timbres bientôt se dessine. Cette interprétation est marquante par la souplesse qui la place dans une résurgence baroque inattendue, faisant tant honneur à Bach qu’à Webern. Peu à peu, l’ampleur gagne, jusqu’à un final grandiloquent, comme il se doit.

En haut de scène s’installent les artistes de l’Ensemble Aedes, préparés par Mathieu Romano. Dans un son plein quoique toujours subtil, Pintscher cisèle les arêtes de la Cantate Op.29 n°1 du Viennois, réalisant ainsi l’idéale combinaison entre la radicalité du compositeur à la veille de la Seconde Guerre Mondiale et l’héritage romantique qui fut le sien. Cette approche éclairante bénéficie d’une fort belle exécution chorale (Zündender Lichtblitz des Lebens schlug), ainsi que de la confondante fiabilité d’intonation du soprano Sophia Burgos, à l’impact confortable (Kleiner Flügel). Le troisième chapitre de l’œuvre, Tönen die seligen Saiten Apolls, le plus développé, s’appuie surtout sur l’orchestre, dans la mouvance du travail effectué avec la Fuga. À un chœur infiniment nuancé, parfois aux confins du silence, se mêlentles fulgurances de la chanteuse, parfois acrobatiques, altières toujours.

Conçue trois ans plus tard, la Cantate Op.31 n°2 est également écrite sur des vers de la poétesse austro-hongroise Hildegard Jone (1891-1963). Ces deux pages seront créées après la disparition de Webern (septembre 1945) – à Bruxelles le 23 juin 1950 pour celle-ci, à Londres le 12 juillet 1946 quant à la précédente. L’opus 31 arbore un caractère plus impératif que souligne d’autorité Hanno Müller-Brachmann [lire nos chroniques du 31 octobre 2003, du 14 juin 2004, des 4 et 23 juillet 2007, du 30 mars 2011, du 8 juin 2013 et du 16 février 2018, ainsi que du CD Mahler et du DVD Britten] par sa présence au texte et à un grain vocal très attachant (Schweigt auch die Welt), y compris dans les moments relativement doux – si tant est que tel terme puisse être associé à pareille esthétique – au fil d’un Sprechgesang d’une remarquable intelligibilité (Sehr lief verhalten innerst Leben singt). Le chœur se joue ensuite des redoutables intervalles (Schöpfen aus Brunnen des Himmels), à l’instar de Sophia Burgos dont le chant conduit avec évidence foudroie l’écoute d’aigus luxueux (Leichteste Bürden der Bäume). À cette admirable précision, à cette technique imparable, répond encore une expressivité de chaque instant que favorise le chef (Freudselig ist das Wort). Au savant entrelacs canonique de conclure, sixième et dernier épisode de l’opus 31, souverainement livré par les voix d’Aedes, qui invitent à la méditation – « weil ein Kindlein spricht, der LiebeUrgewalten ».

Porté à la connaissance du public grâce à l’aide de Pound (The Tempers, 1913), puis l’une des figures les plus significatives de la poésie de l’entre-deux-guerres, ami de l’indomptable Nancy Cunard qui publia certaines de ses pages en Normandie où elle était éditeur (The Hours Press), William Carlos Williams a longtemps abrité en ses vers l’essence de l’avant-garde étasunienne, bientôt suivi par Oppen qu’il encouragea comme représentant de la nouvelle génération. En découvrant plusieurs de ses recueils, Johannes Maria Staud se persuade de s’en inspirer pour sa prochaine œuvre. « Williams est une référence pour moi. Il a écrit des poèmes tendres, d’apparence introvertis et qui développent à la seconde lecture une force subversive, une échelle à multiples niveaux. […] Son écriture est déjà musicale et […] ses poèmes n’ont pas besoin de musique […]. C’est pourquoi mon approche de compositeur a été dès le début très personnelle. J’ai essayé de transcrire ce que sa poésie a suscité et provoqué en moi », confie-t-il (brochure de salle).

Après Jittering Directions pour soprano et orchestre (2021), créé à Vienne en février dernier, le compositeur autrichien [lire nos chroniques de Configurations/Reflet, Contrebande (On Comparative Meteorology II), Die Antilope, Wasserzeichen et Bewegungen] s’attelle à Once anything might have happened pour soprano, cor, ensemble et électronique. « Le principal poème […] est le numéro X du recueil Spring and all écrit en 1923. […] J’ai également inséré certains passages des courts poèmes Solstice et The locust tree in flower. […] Les parties solistes s’entremêlent constamment et s’appuient sur l’électronique que j’ai composée avec Dionysos Papanicolaou à l’Ircam ». Donnée ici en création mondiale, la pièce, qui se révèle touffue, conjugue raffinement de conception et puissance du rendu. L’écriture vocale se diversifie grandement, entre parler, chanter, parlando, voix maquillée de diverses manières, etc., de même que la partie de cor qui varie les modes de jeu. L’electronic live absorbe ces matériaux et les transforme de féconde manière – « j’ai pensé utiliser l’électronique afin de bâtir des formes hybrides entre les deux protagonistes. […] On est parvenu à une sorte d’interaction flexible entre une soprano qui chante comme un cor et un cor qui ressemble à une voix de soprano » (entretien avec Luc Hossepied, même source). Souvent tendu, Once anything might have happened – où l’on retrouve Sophia Burgos, mais aussi le corniste Jean-Christophe Vervoitte – passe, sur vingt-trois minutes environ, d’une expressivité saturée à une saisissante désertification.

La soirée s’achève avec un classique, pourrait-on dire, puisqu’il s’agit de Passacaille pour Tokyo, une des plus jouées parmi les œuvres de Philippe Manoury – après sa création en 1994 au Japon par une équipe russe sous la houlette d’Alexeï Vinogradov, c’est à travers les lectures de Pierre Boulez puis de David Robertson que nous l’abordions il y a… une vingtaine d’années, peut-être. La version proposée par Matthias Pintscher au pupitre et Hidéki Nagano au piano paraît fort différente, ce qui, au fond, est plutôt rassurant, abandonnant la clarté à la faveur du coloris et de la tonicité. Notre parcours ManiFeste [lire nos chroniques des 9 et 15 juin 2022] se poursuivra demain, avec Lachenmann et Gervasoni.

BB