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Chroniques
Aziz Shokhakimov dirige l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Béla Bartók, György Ligeti et Igor Stravinsky
C’est avec beaucoup de plaisir que nous retrouvons les artistes de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg (OPS) et leur jeune directeur musical, le chef ouzbèque Aziz Shokhakimov, entré en fonction il y a tout juste deux ans. Intitulé Cap sur l’Est, le programme de ce soir concentre sa première partie sur la musique hongroise, laissant la Russe occuper le retour d’entracte. La baguette engage les musiciens dans les Danses roumaines de Béla Bartók. On est d’emblée surpris par la relative âpreté qui traverse la Danse du bâton qui bénéficie d’un soin approfondi de chaque aspect, quitte à en masquer quelque peu le chant. Après un rubato assez pesamment marqué, celle du châle semble devoir faire un sort à tout, accusant un manque de discrétion, au fond, de cette mine de rien essentielle à la culture magyare. Toutefois, le mystérieux fifre qui s’ensuit (Sur place) déjoue adroitement cette première impression. Le lyrisme éperdu de la Danse de Bucsum saisit dès lors l’écoute positivement. Mais la scansion prend le dessus de la Polka roumaine, au détriment de la virevolte – il faut les deux, persistons-nous de croire. La Danse rapide rectifie le tir, pour un final flamboyant et fort apprécié du public. Contrairement à son approche d’il y a trois ans à la Maison ronde [lire notre chronique du 20 novembre 2020], Shokhakimov paraît ici plus proche de la lettre que de l’esprit.
Du Concerto pour violon conçu par György Ligeti en 1990 et révisé deux ans plus tard, il fut plus d’une fois question dans nos colonnes [lire nos chroniques du 24 mai 2003, du 14 novembre 2009, du 23 août 2014 et du 4 mars 2023]. L’OPS invite Patricia Kopatchinskaïa [lire nos chroniques du 13 novembre 2009, du 11 février 2017, des 18 août et 24 octobre 2018, enfin du 19 août 2019] à en tenir la partie soliste, qu’elle a d’ailleurs brillamment défendue au disque aux côtés de Péter Eötvös, créateur de l’œuvre [lire notre critique du CD]. À l’inverse, un chemin savamment dessiné se profile dès le Praeludium, confirmé dans la réalisation magistrale du mouvement suivant (Aria, Hoquetus, Choral) que colorent des appeaux. La tonicité conclusive de l’Intermezzo est un bonheur à soi seul. Au je-ne-sais-quoi d’organistique de la Passacaglia, d’une remarquable intensité, succède le virtuose Appassionato et sa redoutable cadenza, ponctuée all’improviso d’un moment de théâtre à l’exubérance pleinement assumée avant qu’un contrôle ferme reprenne les rênes pour le bref dernier trait, au cordeau.
Après l’entracte, direction les Ballets russes pour lesquels Mikhaïl Fokine chorégraphia Petrouchka d’Igor Stravinsky, Scènes burlesques en quatre tableaux commandées par Sergueï Diaghilev et créées à Paris, au Théâtre du Châtelet, le 13 juin 1911 – soit deux ans avant le fameux scandale du Sacre du printemps (Théâtre des Champs-Élysées, 29 mai 1913). Alors que les deux premiers opus au menu convoquaient des effectifs plutôt restreints, l’OPS déploie maintenant ses forces au complet. Immédiatement, Aziz Shokhakimov [lire nos chroniques du 25 novembre 2020, du 9 septembre 2022 et du 20 janvier 2023] se révèle excellent dans cette œuvre dont il magnifie admirablement l’envol rythmique comme l’écriture des timbres. Dans une souplesse idéale, il souligne l’alternance vertigineuse de la rigueur et de la fantaisie avec une folle inventivité. De même les superpositions et la nature fragmentée de l’œuvre sont-elles parfaitement gérées. La précision de chaque trait fait merveille, invitant des musiciens complices à donner leur meilleur. Ainsi ne sommes-nous plus au concert symphonique mais au ballet, profitant des alliages de timbres et de couleurs comme de la puissance roborative de l’œuvre pour mieux imaginer les pérégrinations de ses protagonistes. Voilà longtemps qu’on n’avait entendu une telle lecture de Petrouchka – bravo à tous !
BB