Chroniques

par bertrand bolognesi

cycle Ligeti | Mahler, concert 6

Cité de la musique, Paris
- 24 mai 2003
le compositeur hongrois György Ligeti
© dr

Poursuivant une programmation intéressante et originale, le cycle de la Cité de la musique présente samedi et lundi des concerts qui permettent principalement de concentrer l’écoute de l’œuvre de György Ligeti, les pièces de Mahler ne bénéficiant pas d’une réalisation satisfaisante. Cet article complète celui consacré aux concerts 2 et 5 [lire nos chroniques des 17 et 23 mai 2003]. S’y laissent apprécier l’expérience concertante du compositeur et approfondir son approche de l’écriture pour voix.

La soirée de samedi s’ouvre avec Cocks and Clouds, « Sur les montres et les nuages » comme s’annonce l’article de Popper auquel ce titre renvoie. Cette œuvre reste assez peu connue encore, alors qu’elle marque vraisemblablement un pallier dans la maîtrise et l’orientation des choix du compositeur, une étape importante entre Lux Aeterna et Le Grand Macabre, son opéra. Elle cristallise les questionnements de l’auteur sur l’utilisation d’éléments non quantifiables (si ce n’est par des méthodes statistiques) réservés à la perception globale, des nuages, expérimentée dès 1966 dans Atmosphères. Sa particularité est qu’elle confronte conjugue cette nébuleuse avec l’extrême précision des horloges, soit des structures pulsées aux attaques bien définies. Par coagulation, la partition voyage de la minutie au flou, opérant tour à tour des sortes de mises au point et des grossissements et éloignements jusqu’à l’invisibilité. Les micro-intervalles chers à Ligeti renforcent particulièrement cette espèce de non fixation du déroulement de l’œuvre, si l’on peut dire. Jonathan Nott équilibre parfaitement les fondus entre l’orchestre, ici le Mahler Chamber Orchestra, d’un effectif inhabituel puisque riche surtout de vents et convoquant un groupe de cordes totalement privé de violons, et les douze voix féminines ; un mérite que n’avait pas atteint la lecture de Salonen à Amsterdam en juin 1998. On est suspendu aux lèvres d’Axe 21, attendant la prochaine onomatopée, dans un étrange recueillement.

L’Ensemble Intercontemporain fait entendre ensuite le Concerto pour violon composé par Ligeti il y a une dizaine d’années. Le degré de virtuosité qu’il exige pourrait faire reculer plus d’un violoniste. L’auteur y approfondit ses recherches dans l’association de niveaux d’accord différents, tentée dans le Trio de 1982. Si l’écriture s’est inspirée de Wieniawski, Szymanowski, Ysaÿe, Bach et de l’inévitable Paganini en ce qui concerne les prouesses de jeu collectées à l’attention du soliste, Ligeti mêle diverses influences, plutôt disparates, dans la trame générale, allant de Guillaume de Machaut à Igor Stravinsky et Dmitri Chostakovitch, tout en puisant dans les traditions ethniques (principalement pour le rythme). Les repères de l’oreille s’y trouvent volontairement perturbés par les interventions d’un violon doublant près dans l’orchestre les traits du soliste à quelques shruti, et de quatre ocarinas au caractère imprécis qui amènent une sonorité que son créateur appelle hyper-Gesualdo.

C’est la complexité métrique que Nott choisit de mettre en valeur dans son interprétation du premier mouvement. Pour défendre irréprochablement cette partition, Jeanne-Marie Conquer n’en est pas moins trop discrète. On l’apprécia dans les échanges avec ses partenaires de l’ensemble, notamment sur la sorte de canon assez proche du relais qu’on entend dans Messagesquisses de Boulez. Après un troisième mouvement comme un éclair, et un quatrième étiré qui entretient une tension progressive jusqu’à l’exultation finale, la dernière partie du concerto paraît semi dansée, sur une construction en imitation. Il est dommage que le chef accentue si lourdement la percussion, cependant, brisant l’intemporalité et la retenue qui en font l’énigme et le charme.

Retournant dans le temps, la seconde partie de la soirée offre Melodien, une œuvre pour orchestre écrite en 1971 qui radicalise l’alternance nuages/horloges présentée en début de concert, systématisme déjà remarqué dans le Concerto de chambre de 1969, qui enrichissait le procédé décrit par l’intervention d’éléments mélodiques. L’interprétation de ce soir dose les effets harmoniques de manières à respecter un certain statisme propre à cette pièce, ayant recours à l’enchevêtrement comme à l’ostinato omniprésent dans les traditions d’Europe centrale. Là encore, le chef résiste pas à la tentation et souligne ostensiblement la polyrythmie, articulant une lecture pédagogique intéressante mais trop guidée.

Comme annoncé dans l’introduction de ce compte rendu, les Kindertotenlieder de Gustav Mahler déçoivent. L’on reconnaîtra à Jonathan Nott la faculté remarquable de nuancer la musique de Mahler tout en faisant entendre chaque détail, mais il cède à son plaisir, si bien qu’ainsi plongé dans l’orchestre, il oublie complètement la chanteuse. Lilli Paasikivi a beau faire, la masse instrumentale est la plus forte, surtout menée par un enthousiasme si peu jugulé. On ne l’entendra donc pas. Du coup, il lui faut forcer pour tenter d’exister ; et l’on sait bien ce que cela donne : un chant tremblotant souvent à la limite de la rupture, qui s’accroche à une expressivité exagérée devenant de plus en plus grimaçante au fil de l’œuvre. Pourtant, l’artiste ne manque absolument pas de puissance ni de présence, sans parler de musicalité. La musique se fait à plusieurs, cette désagréable aventure le rappelle.

BB